Gérard Le Gouic (1936 -) : La terre aux manoirs d'herbes (2)
La terre aux manoirs d’herbes
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J’ai vécu avec une ouvrière
qui ne lisait pas par-dessus mon épaule
quand j’écrivais un poème,
qui ne m’écoutait pas
quand je lui jouais du piano ;
mais suivait tristement
les collines rousses et les plaines
du papier peint de sa chambre.
J’ai vécu avec cette femme de lourds travaux
qui ne rêvait pas
quand je rêvais à voix haute,
quand je peignais les arbres du voyageur,
des villages de feuilles,
des îles bleues dans les mers chaudes.
J’ai vécu vingt ans avec une ouvrière.
Avait-elle un nom ? Elle était ma mère
*
à ma mère
Je tremble à l’idée
que ton cœur prenne l’eau,
que le monde d’en face
est aussi un paysage de chair,
un voyage en arc-en-ciel
autour de la terre
où tu reconnais de loin
les concierges obèses de la rue Daguerre,
les pharmaciens méfiants et palpeurs,
les boulangers, les marchands de vin,
je tremble à l’idée
que tu ne te retrouves ailleurs
en pays de connaissance
où t’attendent les parquets,
les pailles de fer,
et les mains rouges de tes trente ans.
*
Brûlante est la mort d’un poète,
et belle ensuite la cérémonie :
la chapelle pleine à chavirer,
les amis descendus de partout
comme des bergers,
les poèmes qui rougeoient
entre les cantiques.
Tu n’étais pas poète, mon père,
et ta mort fut comme je les aime :
inutile et naturelle,
elle n’interrompit rien
tel un bateau sans cargaison
sur la haute mer interchangeable du vide.
LETTRE A MA MERE
Je t’écris pour te dire
qu’ici tout va bien.
Tes plantes ont repris goût
aux paumes moites de la lumière,
tes chiennes bâillent dans les lits,
ton horloge a été remontée, encaustiquée,
mais on dirait que le temps
ne la visite plus que par intermittence.
Je t’écris pour te dire
que rien ne change ici.
Il a beaucoup plu cet automne,
de ces pluies qui me font sortir
et marcher la tête sombre
dans les chemins noirs du vent,
comme pour effrayer toute âme
qui me rencontrera.
Je t’écris pour te dire
que les hommes sont toujours à la peine,
ils comptent sans espoir ni désespérance
les jours et les saisons
qui filent entre leurs doigts
comme l’argent de poche
au comptoir des tavernes.
Je t’écris pour te dire,
pour te dire...
Mais il n’y a rien,
du fond des îles bretonnes de la mort,
que tu ne saches déjà.
*
Pays voisin qui se voudrait le mien,
je cherche ce que tu m’as transmis
et je ne trouve rien.
Rien que des guerres
qui ne furent pas les miennes
que je ne comprenais pas,
même si je les suivais les yeux ouverts,
choisissant entre la vie et la mort
naturellement la peur.
Tu m’as tendu des armes
que je ne savais contre qui tourner,
il ne me venait pas à l’esprit
de les braquer vers toi,
sinon pour te les rendre,
culasses ouvertes, chargeurs rouillés,
tu m’as remis pour ton compte
un fusil, des grenades
et je n’ai pour combattre
ce que je veux combattre,
pour ma maison et sa rangée d’arbres,
que mes poings et ma mort.
Pays cousin qui m’arrache du mien
tu m’as planté entre les dents
tes mots, ta grammaire, tes tournures,
tout comme on prend de force
les main tendres de l’apprenti,
quand je me contentais de la langue que père et mère
dans notre logis de la rue Daguerre
parlaient entre eux
et dont la rugueuse douceur coulait sur mon visage
telle une eau de mer tiède.
Glao, avel, hent, dilhad, iliz...
Qui me redonnera ce parler des repas de fête,
des nuits de clairvoyance,
des veillées alimentées
par les ultimes confidences des morts,
qui me délivrera ce parler quotidien
et aussi de légende ?
Pays voisin dont les hommes
sont mes étrangers,
ne crois pas déceler dans ma bouche
des paroles d’amour blessé.
Je ne t’aime pas
parce que je ne t’ai jamais aimé.
Je suis de ce qui sont sans haine,
mais dont le cœur est recouvert
de gelée blanche.
*
Je revenais par le train
vers notre terre aux manoirs de pluie,
aux maisons d’herbes et de feuilles
que la mer brûle avant toute autre terre,
quand je ressentis entre Chartres et Le Mans
combien chaque homme est aussi un pays
que des trains de nuit frôlent
sans jamais les identifier.
Ces hommes ressemblent alors
à n’importe quel pays,
avec ses murs d’arbres,
ses portes de fougères et de cendres.
Et chacun éprouve même malaise
le jour où il le quitte
pour des provinces inconnues, d’amour ou d’exil,
puis le soir où il s’en revient, vieilli,
et ne peux plus regarder en face
ce qui n’a pas changé.
*
Que manque-t-il
aux printemps de Pont-Aven ?
Pas un rouge-gorge, un pistil,
pas une vieille qui tricote son jardin,
une roue de moulin
sous les pommiers de la pluie,
pas une prairie en pente
où ne chemine Gauguin.
Il ne manque rien
aux printemps de Pont-Aven
quand on n’a pas à vivre
son propre renouveau.
A tout autre saison,
je préfère l’automne
sur mon pays de fougères et de pommes.
Les cheminées fument,
les portes restent ouvertes,
on entend le vent qui grésille
sous les bottes d’oignons, de laurier.
On entend le bois de hêtre
qui prend le sabotier à témoin,
l’ancien marin des mers du sud
qui crache sur son sabot par habitude.
Dans les cuisines et les celliers,
quand le brouillard a l’épaisseur
de ce qui n’existe pas,
mon pays se sent vaincu
parce qu’il n’a d’autre histoire
que celle de ses moqueuses pluies
et de ses invivables tentations.
*
Nous, les Bretons de l’hiver,
des nuages gris et verts comme des chats,
de la pluie qui court avec nos chiens
du vent, du sel qui mordent les tombes,
nous, les Bretons des mois durs,
qui enterrons un poète (1) à Tréboul,
un oiseau à Portsall,
un reflet de nous dans chaque arbre qui meurt,
et qui ne mourrons pas nous-même,
qui ne nous plions pas.
Qui ne baissons pas les épaules quand la foudre
crève le placenta bleu des collines,
quand les araignées de la rouille
aident un volet, un toit à s’envoler,
une amitié plus solaire qu’un amour.
Qui ne mourrons pas quand un cheval
s’enfonce dabs sa nuit d’un pas égal
qui fait croire que sa vie
lui fut aussi égale...
(1) Georges Perros
*
Je demande qu’il y ait en Bretagne
dans chaque primevère un Breton,
je demande pour ce pays d’humus
et de colère
un Breton dans chaque maison
dans chaque ferme ou moulin
un Breton à chaque porte ou croisée.
je demande un Breton
dans tous les arbres de Bretagne
un Breton dans les haies, les rivières,
je demande pour cette terre
comme une poitrine qui ne parle
qu’en jurons ou en prières
un Breton au cœur de chaque pierre.
Je demande qu’il y ait un Breton
dans le cri de chaque Breton.
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Les bateaux en bouteille
Edition Telen Arvor, 29000 Quimper, 1985
Du même auteur :
« Quand ma chienne me regarde… » (29/11/2014)
Hôtel des îles (29/11/2015)
Cairn de Barnenez (29/11/2016)
« La campagne semble morte… » (29/11/2017)
Pierres (29/11/2018)
Ici (29/11/2019)
La terre aux manoirs d’herbes (1) (29/11/2020)
Le Marcheur d’Afrique (29/11/2021)
La terre aux manoirs d’herbes (3) (29/11/2023)
Pommier (29/11/2024)