Gérard Le Gouic (1936 -) : Le marcheur d’Afrique
Le marcheur d’Afrique
Qu’un village émerge de terre, les femmes en nourrissent aussitôt le cœur.
Leurs voix s’évadent des corolles des toits, et leurs rires et leurs chants, et
leurs hallucinations d’alliances ou de fugues.
Leurs silences serpentent telle l’ombre au bas des murs de pisé, tel le sang
sur un membre blessé.
Tout concourt à leu parure : un geste, une pose, une interrogation, un
déplacement de la lumière qui avive ici, assombrit là, la sculpture, à peine
réussie, toujours remodelée, de leurs corps.
*
Les fleuves descendent de l’inconnu.
Des hommes côtoient leur naissance dans l’ignorance de l’aube qu’ils
aident.
D’autres hommes accompagnent le développement du reptile mou,
marchent un temps à son rythme, l’abandonnent quand il se dérobe.
Comme les premiers ne se défiaient pas de sa source, ceux-ci opposent
à la fuite des eaux leur repli sur eux-mêmes.
Les hommes des estuaires refusent tout regard en arrière, toute question
vers l’amont.
Ils résistent à des soumissions impalpables, se déplacent au ras de la coulée
afin d’alléger la pente qu’ils ne graviront jamais.
*
Les enfants cochent la mémoire de leurs aînés.
L’eau est leur parenté directe, leur éducation de base, une nourriture
gourmande qu’ils mâchent jusque dans leurs rêves.
Dans cet état d’irréalité qui les alimente, ils se saisissent d’une onde de
la rivière, d’une ride du marigot dont ils se serviront d’esquif le jour, d’île
dérivante la nuit pour se rapprocher du pays aux frontières troubles.
Ils sont les bulles des mares, la semence des orages.
La pluie qui ruisselle sur leurs corps les fait ressembler à des jarres qui
débordent.
Ils s’habillent de la nudité des femmes, ou se lovent dans leurs voiles, se
vêtent aussi de la fumée comme si le feu déroulait une balle de tissu.
Ils s’enveloppent de la rose neige, si lente à retomber, que les troupeaux
soulèvent au crépuscule.
Les enfants guident des cerceaux, se poursuivent, coupent leurs trajectoires,
multiplient les ondulations, les cercles, les bruits.
Leurs traces dans le sable et la poussière, des prophètes les comparent avec
la carte inachevée de l’univers.
*
Ardoise magique de son histoire, la rue n’a pas d’origine.
Nul ne peut désigner l’aire de la première échoppe, évoquer l’odeur du
premier abri d’artisan.
La rue était au commencement, comme tout lieu de commerce. Et d’amour.
*
Les mille métiers du monde s’inventèrent ici.
Dans les ateliers en plein vent, le tailleur torsade le cheveu de ses songes au
fil des coutures, le vannier en découd avec la rébellion des jets d’osier.
Sous des paillottes aux pans baissés, l’usurier feint la somnolence, l’orfèvre
gonfle ses joues d’oranges d’air pour attiser le caféier des braises.
Sous l’arbre à l’écart, le marchand d’herbes et d’amulettes vide ses yeux à
force de voyance.
L’activité principale demeure l’attente, sans objet, dans une immobilité
comme définitive, à mi-chemin du retrait des autres et du retour sur soi, du
renoncement à soi.
Les hommes se meuvent entre ces longs paliers d’observation aveugle. Et
d’oubli habité.
*
Tel un sablier que renverseraient les saisons, la case se rempli et se vide.
Elle est un prolongement de la nature, souvent un détour.
Dans les pays d’arbres, elle ressemble au fruit envolé de sa branche, aux
battements d’une veine de terre dans les contrées de ciel, d’horizons libres.
Dans les provinces d’eau, elle s’arrondit en forme de poing végétal.
Empreintes de doigts sur les toiles superposées de la nuit, la case ne devient
jamais un bien.
*
Des fêtes sourd plus de désespérance que d’allégresse.
L’âme s’exprime d’abord, tamisant les forces, régénérant les faiblesses,
alors que seuls les corps semblent émettre, et recueillir, que seuls les sens
paraissent s’unir.
A l’esprit du village revient de consolider avec son aiguille courbe, l’ourlet
entre ciel et mystère, terre et magie.
*
La chaleur qui tasse les volumes, ramollit les lignes...
Les fulgurantes humeurs hachant le sommeil repu de sève des forêts....
Sur les passages forcés de la vie, les points d’eau qui émincent la part
d’ombre en chacun...
Les fleuves conduisant au foyer brûlant de leur embouchure...
Les marais qui avalent la nuit, restituent les bulbes de la lumière...
La savane qui rapproche de l’émergence dont l’éloignement ne se réduit
jamais...
Quel trouble nous poursuit à mesure que ce continent nous dévoile ses
commencements sans naissance, ses fins qui n’en finissent pas, nous offre
ses nus sans nudité ?
In, « La Nouvelle Revue Française, Juillet-Août 1993, N° 486-487 »
Editions Gallimard, 1993
Du même auteur :
« Quand ma chienne me regarde… » (29/11/2014)
Hôtel des îles (29/11/2015)
Cairn de Barnenez (29/11/2016)
« La campagne semble morte… » (29/11/2017)
Pierres (29/11/2018)
Ici (29/11/2019)
La terre aux manoirs d’herbes (1)(29/11/2020)
La terre aux manoirs d’herbes (2) (29/11/2022)
La terre aux manoirs d’herbes (3) (29/11/2023)
Pommier (29/11/2024)