Malcom Lowry (1909 – 1957) : Peter Gaunt et les canaux
Peter Gaunt et les canaux
I
De Lesseps, a-t-il dit, n’était pas le seul,
Peer Gynt, aussi a gravi un monde de bourses pleines
- elles devenaient des dunes dans le désert –
Portant anneaux et une montre ou deux, et cetera,
Et a dit la difficulté, et en effet c’était certainement
Difficile en effet, depuis ce lieu spécifique
Difficile de voir le but de la Toute Puissance
Où il n’y avait rien pour donner vie, rien
Excepté une friche brûlée où rien ne pousse,
Et un vieux cadavre qui pas même une fois n’a dit merci
Depuis qu’il avait pris forme. Et pourquoi tout cela ?
II
L’extravagance de la nature a saisi son esprit ;
Etait-ce la mer, où un mirage, à l’est ?
Q’importe, cà scintillait comme les diamants.
Non. La mer allait vers l’ouest où comme une digue
Les dunes protégeaient le désert de sa vie.
Une digue, pensait Gynt de Norvège, les dunes sont basses ;
Une digue ; pourquoi pas une entaille, un canal
A travers lequel le sage océan, se déformant doucement
D’abord, emplirait la plaine elle-même de son déluge ?
Et toute cette tombe désolée devient un lac.
III
Un lac, une mer elle-même, dont le gentil fracas
Des vagues montrerait le cristal contre les îles ;
Au nord, toujours de nouvelles côtes ;
Au sud, plumage neigeux des frégates ;
Tandis qu’au-dessous, en dessous, autour, de blancs messagers,
- depuis que tout projet salé implique des mouettes –
Et c’est d’abord le rêve d’un canal dont les rives blanches
Rugissent avec les villes comme le commerce
Bouillonne depuis le pays d’Habes jusqu’au Nil,
Où, tassée contre un Cap, Peeropolis
Chancelle, capitale du moi.
IV
Peeropolis ; autre Petersbourg !
Mais peuplée de Nordiques, car seuls
Les Nordiques salueront Peer Gynt ; Nordiques
Pour cette terre nouvelle que le fondateur signe
Et sans aucun doute chante-t-il pour le Khédive :
Tout ce dont nous avons besoin est une capitale ! Capital !
Capital ! Tout ce dont nous avons besoin est une capitale !
C’est tout ! Nordiques ! Capitale ! Capital !
En effet... Et ainsi de suite, vers le « château du roi de la Montagne. »
V
La gigue, comme celle de l’âne de Noé sur l’arche
- Quelle était cette arche si ce n’est un rêve comme celui de Peer,
Son voyage de retour à l’éthique de soi depuis l’eau jusqu’au sable ? –
Celle de l’âne de Noé sur l’arche, sur l’arche,
Sur l’arche, qui braie son message – stupide ! –
Vers l’est, l’ouest, le nord et le sud. Comme le bon Ibsen,
Et plus tard Grieg, et plus tard encore les six
Frères bruns, chauds précurseurs des riffs.
Qu’on laisse ce jeu de mot, se souvenant du caduc Peter Gink ;
Et ainsi qu’on laisse passer l’étique M. Gaunt.
VI
(Quelle fut cette histoire d’un rêve plus ancien
Si ce n’est la vision de l’étendue sauvage de l’eau
Et un naufrage de rongeurs bruyants dans un monde à sec
Lessivé à blanc ? Aucun doute, c’était le monde du Nord.)
Mais voici M. Peter Gaunt, M.A.,
D. Ph, et ainsi de suite – non pas D. Ph ? –
Ou mieux encore, simplement Peter ; ou mieux encore,
Simplement Pete. Diable, es-tu réellement M. Gaunt ?
Que cela te plaise ou non, que tu penses
Que ma raison soit bonne ou mauvaise, c’est valide,
Ton nom est Peter Gaunt. C’est du solide
VII
Peter Gaunt, ainsi que Gynt, escalade une dune,
Il y regarde un monde mort qui lui semble mauvais,
Mai la dune n’est qu’un tabouret dans l’« Automat* »,
Epelé à l’envers cela fait Tamotau,
Ile du Pacifique dans la vague gigantesque
Rassasiant dix mille tavernes dans la ville ;
C’était la vague du trafic autour de ses pieds
Qui le poussait à la suite vers son oasis
Dans le désert de Chicago, Londres,
Reims, et vers l’île bénie des amants, aussi –
* Cafétéria
VIII
Et allume une cigarette, notant, au loin,
L’autruche ; la cigarette est une chamelle,
Et l’autruche seulement un reflet de lui-même
Se demandant le but de la Toute Puissance ;
Gaunt, étique car affamé ; Peter, car il est dur comme pierre.
Peter est la roche affamée qui pense et qui fume,
Mais tous deux sont découragés ici, se demandant
Comment un homme peut être pierre et oiseau à la fois :
Et quand il mange, peut manger les yeux emplis de sable ;
Comment les lèvres indigentes peuvent se remplir de désert
Etrangement et les coupes en papier déborder de doux vin.
IX
Voit-il la ville nouvelle, la terre vraiment meilleure,
Ou veut-il le flot nous emportant tous
A nous détruire, non à nous assouvir, non à fructifier,
Sous l’étoile lugubre du Nord de la méfiance envers soi
Qu’il avait lue ou non dans Myers ?
Sous la lampe hystérique de la cafétéria
Y rode l’étrange vision hantée par les oiseaux
Du canal qui vit dans le rêve de l’humanité,
Tracé dans le sable du passé, sans lacs amers au-delà
Du Casino-Palace à Bab-el-Mandeb,
Des Caraïbes à Tehuantepec,
Liverpool à Canaan via Manchester.
X
Liverpool à Manchester via Runcorn
Arkhangelsk à Kattergat et les îles de la Sonde !
Un rêve vivant encore dans l’esprit de l’homme
Avait de nombreux sens colorés : si Gaunt voit
Les dunes obstruant le désert d’une vie nouvelle,
Pense aux barrages car les collines sont basses maintenant,
Sens le sage océan se déformer doucement
Pour emplir la plaine elle-même d’un doux flot salé ;
Si, se souvenant de Panama, il dit Mersey,
Gynt, Gaunt sont-ce les mêmes ? Si la Mer blanche
Etait plus proche du rêve de Gaunt merveilleusement unis,
Je pense qu’il n’y aurait pas prédominance du blanc.
XI
Après tout, la vision était subtilement par la mer changée,
Que la tombe devienne un lac doux ou acide
Le canal changeait de direction à chaque heure :
Quoi qu’ait vu Gaunt, quoi que la ville en pente
Fût construite par des hommes libres pour y vivre libres,
Créée par des hommes pour l’humanité par l’humanité ;
Dirons-nous que Gaunt pensait bien moins à son moi
Que n’y pensait Gynt ? Mais est-ce la stricte vérité, La vérité
Repose entre les faits anciens comme les marais entre les mers,
Ou si ce ne sont des faits ce sont des rationalisations.
La vérité ensablée embourbée est aussi draguable,
Il est du ressort de l’homme de la réaménager
Pour l’homme. C’est un canal en l’esprit. Et pour lui-même.
XII
Accordons-lui le bénéfice de quelques doutes ;
Admettons que Gaunt fut plus aimable envers ses Solveg et Aase ;
Qu’il ait dû savoir la différence entre elles,
A peine aurait-il mis sa mère sur le toit ;
Qu’il ait espéré, au moins, qu’amour sans amour de l’humanité
Fût son propre sépulcre. Peut-être Peter Gaunt
Est mort pour Madrid sous le feu des mitrailleuses.
Peut-être pas. Mais qu’importe où il est mort.
Ou même où il vécut, il était Peter Gaunt,
Et il était toi, qui peut avoir nécessité de capital
Suivant la même chanson et de Solveig trois fois par nuit,
Mais au moins n’emplit-il pas son étoile de Nordiques,
Et, si fait avec des abstractions, non avec les quatre cavaliers.
Ainsi quand la chair se sent négligée par le présent,
Et l’esprit par le futur, pense à Gaunt
Qui aime son épouse et n’a pas le cœur à mourir,
Cependant masqué comme Jones peut courir au défi de Bilbao,
Creusant son propre canal à travers la mort saumâtre
Et apportant la vie à la vie, trop faible pour se tenir debout ;
Quand vers la mort l’esprit prend position,
Considère Gaunt, qui construit une colonne loyaliste,
Ce Gaunt, ce toi-même, puisse-t-il vivre sur mer et sur terre,
Libre de se sentir négligé, libre pour la joie ou la paix ;
Libre de rire, d’aimer, de courir, de marcher, de voir, ou d’être aveugle,
De Lorbrulgrud à Léningrad via Nice ;
D’Ithaque, New-York, à Ithaque, Grèce ;
En Géorgie, dans le sud profond, et dans l’est lointain,
Et dans ce sud plus profond au-delà du Cap-Horn,
D’Aldébaran à Aberdeen.
Traduit de l’anglais par Philippe Blanchon
in, revue « Babel heureuse, N°5, Automne 2019 »
La Nerthe éditions, 83000 Toulon