Hervé Carn (1949 -) : Petits secrets (1)
Petits secrets
à Fabio Scotto
« Ecrire n’importe quoi est peut-être le meilleur moyen
d’aborder les sujets qui comptent, d’aller au plus
profond par le chemin le plus court. »
JULIEN GREEN
Le vent pousse les vagues
Sur tes pieds nus
Me réveillent chaque matin
Vers quatre heures ces vers
Qui frappent mon crâne
Non entendus ex-tendus
Hors des fosses intimes
Des oublis des émotions
Ils suscitent des images
Voilées par leur retour
Ces mots collent aux dents
Ne peuvent s’exfiltrer
De ma bouche qui les malaxe
Ne peuvent donner de l’air
Au corps épuisé par les rêves
Ne peuvent qu’être eux-mêmes
Et puis peut-être me dis-je
N’ont plus d’autre fonction
Cruelle que celle de ramener
Ce que je suis au rang
D’une arche inutile
La bouche encombrée
Par un amas de pierres
Ou peut-être est-ce le signal
De la vitrification de l’air
Qui entourait une belle au bois
Dans un film aux trop fortes
Couleurs ou encore des chairs
Tombées des os en éraflures
Battues et raclées avec adresse
Par un bourreau placide
Derrière la fumée d’un cigare
Ce qui est dur avec les pierres
C’est moins l’aridité que la brûlure
Qu’elles impriment dans la peau
De la main ou du genou
Quand le corps s’affaisse
Quand la douleur est vive
Quand tout se ramasse
Dans le coup de poing de la révolte
De ces mots déportés de Ritsos
Jours pierreux paroles pierreuses
Le corps brinqueballe
Le long de la rue
Qui mène à la rivière
Mais où remonter ensuite
Le vent sans doute s’en occupe
C’est l’aventure du matin
De ce corps qui pense encore
Mais par éclats par phosphènes
Comme si le dedans avait chu
Au plus profond des membres
Peut-être les mots s’accrochent-ils
A la peau comme la laine
Des troupeaux aux fils de fer
Le silence fait sa boucle
Et il est faux de le penser
Le silence des mots est tapi
Dans les mots en eux-mêmes
Et on cherche à le traquer
Toute une vie durant
Le crayon dans la main
Ce silence dans la rivière.
Et la rivière du corps
Celle qu’on ne voit plus
Elle coule limpide
Ouverte elle ramasse
Les autres eaux mortes
Ou vives y compris le bain
De l’enfance le liquide
De l’entre-deux du désir
Longtemps l’anecdote a pris
Le pouvoir l’épaisseur
Du ressassement mais ceux
Jetés dans la barque portée
Par le courant ne sont plus
Que linges diaphanes
Ne portent plus que masques
Et non les visages
Barrés d’un sourire
Qui faisaient du souvenir
Une sorte de totem joyeux
Avant que le temps du déluge
Renonce à annoncer l’origine
L’herbe de Saint-Jean
Se hérisse dans l’âtre
Non ce sont celles
Qui m’ont vu naître
Je vois un petit pied
Si harmonieux hors du bal
Je vois une poitrine
Aux mamelons retroussés
Luttant contre la terre
Je vois une croupe ronde
Tendue par la jupe de velours
Quand elle passe sur le pont
De la rivière qui s’enfuit
Je vois ces dents blanches
Qui segmentent les rires
Dans le grelot du collier
Tout s’efface d’un coup d’aile
Surgie de l’ombre
Ne demeure en moi
Qu’une tache blanchie
Par la cendre grise du matin
Il y a aussi les maisons
Que l’on visite où l’on vit
D’où les persiennes fermées
Laissent surgir les odeurs
Si rarement retrouvées
Celles des livres des confitures
Des lessives à grande eau
Ou la chaleur du salon
Quand ronfle la salamandre
Les recoins emplis de poussière
Que les mains viennent caresser
En autant de déserts
Sous le plafond si haut
Que le vide aspire
Ou les grands murs
Penchant de côté
Des jardins d’où dépassent
Les branches de l’ombre
Dans le chaos immobile
Des villages de pierre
Ardoisière aux toits bleus
Devant le porche du vent
De la maison suspendue
La forme incertaine
N’offre que peu de prise
On peut l’identifier
A sa chaleur à son sourire
Elle s’effacera avec le jour
C’est probable mais il faut
Attendre le mouvement
Vif qui la ramène
Vers le faîte de l’arbre
Pour une ultime ronde
Le plus beau geste de l’air
S’affirme quand il perd
Le chemin qui la repousse
Vers les images vides
Muettes drapées du vague
Linceul des retrouvailles
Impossibles ou abandonnées
Dans la hotte défaite
Aux hameçons rouillés
A l’embouchure quand
Les navires accostent
Nous sommes assis fumant
Sur le quai des balises
Elles sont entassées
Corrodées par les vagues
Dévorées par les coquilles
Amers déchus rêves taris
Des voyages et des îles
C’est ainsi que se disposent
Des traces de ta présence
Passée dépassée par le trépas
C’est ainsi que le vide
Ne rejoint ni le néant
Ni l’absence ni l’éternel
Les rimes rassurent le poète
Comme le canal entrave
Les marées d’un linge d’écume
L’embouchure s’évase révèle
Les rochers les épaves les noyés
Elle jette le poète aux scories
Les nuages ceux qui flottent
Dans les poèmes aimés
Se retrouvent aujourd’hui
Accrochés aux monts aux aulnes
Et nourrissent un songe
Bienveillant posé sur le monde
Le vent les pousse le temps
Se fracture sous nos yeux
Entre le surgissement et la paresse
Du signe découragé qu’adressent
Les anciennes amours
Les taches de lumière
Rehaussent l’image
Des sourires espiègles
Il n’y a plus de combat
Avec l’ange plus d’ardeur
Plus de rage seul l’instant
Déposé dans l’abandon
Peut faire jaillir le sens
Dans le départ immobile
Et le son des timbales
Et des conques et des tambours
Quand le cortège avance
Unanime collé au vide
De la croyance insensée
Des prébendiers souriants
Dans leurs linges blancs
Et le genou écorché
Déposé sur la pierre
Et les pleurs suscités
Par les paroles vides
Et ce regard perdu
Que l’on ne retrouve plus
Que dans les étapes
Incertaines des déserts
Et les ébranlements des monts
Erodés par la pluie par le vent
Arrachés à la terre par pics
Bêches racloirs ongles affamés
Et la brume du matin
Qui ronge le corps de son encens
Le silence des vasières
Est à peine traversé
Des flatulences des humeurs
Je marche avec peine
M’enfonce peu à peu
Et ces mouvements
Impriment dans le ciel
Les flammes vertes d’astres
Foudroyés les remugles épars
De bêtes qui se décomposent
Oh mes cris tendus vers le ciel
Cette boue m’aspire me retient
Oh ma douleur d’être ce rien
Ce bout de vie qui se débat
Cette languette d’ombre
Que le matin révèle
Au plus près de la peau
Au plus près des lambeaux
Que l’on voit danser
Aux faîtes des arbres
Pourtant si loin du ciel
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Le bruit du galop
Editions Folle Avoine, 35137 Bédée, 2019
Du même auteur :
La brûlure (21/02/2015)
Ce monde est un désert (07/03/2020)
Le bruit du galop. (I) (07/03/2021)
Le bruit du galop (II) (01/09/2021)
l’Arbre des flots (07/03/2022)
Le rire de Zakchaios (01/09/2022)
Petits secrets (2) (02/09/2023)
Georges Perros (1-7) (01/07/2024)