Hervé Carn (1949 -) : Georges Perros La vie est partout. Eloge (8-14)
Georges Perros
La vie est partout
Eloge
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Quand les autres convives étaient partis
At home ou pour leurs tâches
Nous marchions tous les deux
Devant le bureau de recrutement
De la Légion pour son palmier
Puis plus loin celui de la Marine
Alors les mers indociles ne tenaient
Guère devant le bar du Steir
Ou parfois au pied du Frugy
Chez Michou où son corps las
Se fondait dans un coin de la pièce
Sombre encombrée des fumées
Devant une pinte de Guinness
Pour évoquer Joyce qu’il aimait
Plus que Beckett appréciant
Surtout sa destinée hésitante
Attachée à mesurer le moindre espace
Qui se faufile entre la mort et la vie
Nous traînions chez les libraires
Pour moquer les étals analogues
A des bocaux de bonbons de couleurs
Chez les bouquinistes il exigeait
Au prix d’une belle respiration
Dans la poussière des rebuts
Une place de choix près de la porte
Pour que ses feuillets s’envolent
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Mais que nous disions-nous ensemble
Lors de ces moments de complicité
Nous dessinions le silence pourrais-je
Dire si ce mot n’est pas ici étranger
A ces curieuses tensions de deux pensées
Mises à l’unisson par un geste un mot
Il fallait alors que la banalité
Souveraine du quotidien entraîne
Subitement la fécondation de cet instant
Oui Blanchot s’amuse avec le silence
Est-ce un lien avec la constipation
Ou au bain froid de la langue allemande
Qui lui fait célébrer en majuscule
Le moindre trait de la vie des hommes
Et Bataille lisez-le c’est le meilleur
Pour un jeune homme qui peut saisir
Combien le corps est dépensant
Même s’il ne croit guère aux excès
Etalés qui n’ont pour lui qu’un rôle
Celui de galvaniser la langue
Lui donner l’énergie perdue
Peu à peu en deuil de François Villon
Je vous montre l’exemplaire original
D’Extraits du corps que vous aimez
Cet auteur vous le rencontrerez
Le livre est dédicacé à Georges Poulot
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Beaucoup de rituels dans ces sorties
La balade vers tous les lieux
Qu’il chérissait un déjeuner
Sur le pouce arrosé de vin rouge
Dans un Routier ou une gargote
Puis le retour vers Douarnenez
Une station cité Richepin
Du thé servi Georges au piano
Ou allumant le poste toujours
Arrimé à France Musique Tania
S heureuse avec lui la cigarette
Au bec beaux yeux bleus chevelure
Blonde en banane fluette rejointe
Par les enfants touchés par l’arrivée
Non de l’inconnu bientôt trop connu
Mais par celle de leur père sortant
De ses poches revues et friandises
Puis nous gagnions le port
Buvions un verre avant de gravir
Les marches branlantes du galetas
Aux murs recouverts de cartons
Temple des livres des cahiers
Des carnets des reliques chères
De ses admirés Valéry Mallarmé
Tchekhov de ses amis dont Vilar
Et de son frère Gérard Philippe.
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C’était le moment des confidences
Des marches rêvées avec Canetti
Des sonates à Kreutzer des silences
Radieux quand il bourrait sa pipe
Avant que la note en formation
Dégage ses graisses par la parole
Et les lectures anciennes retrouvaient
Celles du jour dans la confrontation
Joyeuse de la friction mentale
Le pas de joie sans effusion
La connaissance sans effraction
Aucun conflit avec les autres sinon
Avec soi-même au plus profond
C’est ce dont je me souviens
L’intensité de ce livre ouvert
A la dispute légère ou cruelle
Avec les résistances de l’intime
Pour atteindre plus de clarté
Belle leçon partagée in vivo
Le livre a une vie dans le corps
Et non dans la distance du geste
De l’érudit qui tend le bras
Pour le saisir il le pénètre
Son corps est celui du verbe
Sa chair se fait pression seul outil
Pour aérer l’obscur de l’expérience
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Ou il prenait un livre dans une pile
Comme pour éprouver les équilibres
Il le frottait le mettait à l’essai
De sa diction après avoir souri
Si sa musique clochait
Dans les chaînes d’échos
Portées par sa voix de métal
Voix d’oracle ou de camelot
Après tout c’est la même chose
Quand les hommes sont à l’écoute
Pour profiter d’une belle affaire
Ou s’il l’avait souvent relu
Il se penchait sur lui gourmand
De retrouver une foule d’extraits
Improbables et surprenants
Pas forcément ceux que j’attendais
Etonne de ces choix déroutants
Kierkegaard était empli d’humour
Au milieu de ses sentences Valéry
Sentait le stupre et la fornication
Klossowski bâtissait des châteaux forts
Pour se protéger (mal) du démon
Et Montaigne le cousin de province
Et La Bruyère ou Chamfort
Il leur serrait la pince ou la plume
Arrachée à leur chapeau
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Dans une amitié si constante
Entre un jeune homme et un écrivain
Qui a roulé ses bosses dans théâtres
Vie parisienne NRF et ailleurs
Il faut des fils plus ou moins ténus
Pour que ça fonctionne a peu près bien
Celui du paysage évidemment ou plus juste
Du pays avec ses arbres le vent
La pluie le fleuve et l’océan
Il aimait ainsi chez Henri Thomas
Le petit orphelin au seau à charbon
Coincé dans les vallées vosgiennes
Comme chez Dhôtel son expérience
Intime des berges des dévers de la rivière
Ou le bocage normand du Canisy
De Jean Follain juge au tribunal
De Charleville logé à l’Arquebuse
A deux pas de chez Bobette
Comme il humait les pages des livres
Il partageait les senteurs mentales
Des auteurs qui les avaient fait vivre
Je ne lui ai apporté que mon écoute
Dont il appréciait autant l’intensité
Que la distraction devant le vit passage
Des nuées des ciels de traîne
Ou les impacts du clapot sur la grève
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Il m’a permis aussi de m’éloigner
De moi-même et de vivre l’espace
D’une découverte du monde
Qui ne serait pas asservie
Aux intérêts du petit Moi
Qui fondent les grands destins
Cela dit avec un sourire
Que je lui emprunte à défaut
De l’avoir construit moi-même
Mais dans une belle mesure
M’a aidé à tenir la distance
Les mépris flatteries attaques
Même si ma nature brutale
Semblait réagir au quart de tour
Car dans le fond ce n’était
Rien d’autre qu’une respiration
De défense contre les agressions
Violentes ou plus graves innocentes
Ainsi dans un boui-boui de campagne
Nous étions casés près de la sente
Où les croupes des serveuses
Se tortillaient pour livrer les plats
Un type rougeaud jeta en passant
Entre nos deux verres la cendre
De sa cigarette Laissez-tomber
Un geste idiot n’est pas un mot
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Georges Perros. La vie est partout
Eloge
Editions La part Commune, 35000 Rennes
Du même auteur :
La brûlure (21/02/2015)
Ce monde est un désert (07/03/2020)
Le bruit du galop. (I) (07/03/2021)
Le bruit du galop (II) (01/09/2021)
l’Arbre des flots (07/03/2022)
Le rire de Zakchaios (01/09/2022)
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