Hervé Carn (1949 -) : Georges Perros La vie est partout. Eloge (1-7)
Crédits : Gérard Woehl
Georges Perros
La vie est partout
Eloge
1
Non ce ne fut pas une vie ordinaire
Celle dont je vis les échos dès le premier jour
Sur la cale désencombrée des touristes
Colorés de shorts bretelles casquettes
Les pêcheurs jeunes ou très vieux
Marchaient lentement au grand vent
Car en ces temps-là les bateaux
Malamocks et autres sardiniers
Faisaient du port une belle machine
Si l’été les femmes fatales belles
Grosses ou maigres venaient trouer
L’air de leurs minois charmants
Leurs chevelures gisaient roulées en filets
Comme les ors surgis des abysses
Et dans le café bondé l’homme à la pipe
Souriait d’un sourire mélancolique
Et amer en même temps il leva le front
D’un geste agacé remisa son regard
Il l’abîma dans les ombres du comptoir
En un instant ce regard revint se planter
Sur la porte c’était l’heure il était là
L’homme attendu le sourire revint
D’un coup d’une beauté foudroyante
L’homme attendu avança touché
Par cet accueil intime dans la cohue
Anxieux d’avoir été tant espéré
2
Etais-je conscient que ce moment
Allait être un tel bouleversement
Une nouvelle appétence pour la vie
Alors que le grand reflux du temps
Avait sourdement détruit les forces
Du jeune homme posté devant lui
Pas de présentation la présence suffit
Pas de médailles de bibelots de galons
On est habité ou non c’est selon
Dit-il en guise d’excuse prenant
La main ou plutôt le bras
Pour aller marcher sur le quai
Avant de gravir la sente du resto
Qui sent la sardine et le vin en pichet
Georges Jojo oui M’sieur Georges
Litanie des Georges qui poussent à le voir
Comme celui qui terrassa le dragon
La table est mise un ami est là
Qui ne parle quasiment pas il regarde
Goguenard le nouvel arrivant déjà
Pense-t-il sur un siècle éjectable
Je tiendrai plus tard le rôle de cet ami
Ce n’est pas un jury d’examen non
Il faut un témoin pas plus pas moins
Du choix arbitraire qui frôle l’évidence
Quand la parole enfin s’élève et élève
3
Le moment des préliminaires passé
Ici lettres coups de fil dérobades
De moi plus que de lui car sentant
Que cette relation était un engagement
A le suivre dans d’autres contrées
Pas forcément nouvelles ni inconnues
De le voir explorer des vies oubliées
Fantomatiques dans les cafés
Les rues nocturnes les grèves sordides
Que son œil se forçait à aimer
Les magnifiant sous le soleil
Que venaient brouiller les crachins
(L’écume des fleurs disait-il)
Comme les grosses pièces de pluie
(l’écot des cieux disait-il)
Il aimait aussi les fonds des ports
Où les chalutiers de bois pâlis
Et tranquilles pourrissaient
Comme les vieux de l’hospice
Soumis au même tabac gris
Fumeurs de pipe pouffait-il
Unissez-vous laissant filer
Ensuite un sourire neuf
Devant le désespoir cet hôte
De passage qui force à garder
La tête haute malgré le néant
4
Peut-être était-ce aussi pour lui un signal
Surgi de son passé dont j’étais le porteur
Quand il jouait dans la rue Libergier
Avec Prosdocimi son aîné de l’école
Que je connaissais entraîneur des amateurs
Du stade de Reims que j’allais voir
Jouer dans la tribune Meano
A Montchenot l’arbitre braillait l’ivrogne
Toujours accroché aux poteaux d’angle
(Ô cher Michaux) pour ne pas choir
Dans la corbeille il était heureux aussi
De marcher dans les allées à la mi-temps
Des matchs de la Stella Maris le club
Douarneniste qui porte un nom de bateau
Il aimait les héros de sa jeunesse
Du théâtre de la poésie du foot
Tel Puskas le major galopant
Petit homme replet aux jambes magiques
Il égrenait ces noms les miens les siens
Dans une langue connue des seuls initiés
Dukla Sparta Kafka cet athlète complet
Ce lutteur terrible entré au plus dangereux
De la bêtise à la manière d’un rongeur
Dans le fromage pour affronter le mal
Au plus près de la catastrophe finale
Au prix des plus furieux corps à corps
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Qu’il était doux de rouler à moto
Ou dans ma Dyane (chasseresse ?)
Quand les nuages se tassaient
Dans le fond de la baie en ouate grise
Nous allions de préférence à Sainte-Anne
Et me revenait cette forte impression
Enfantine quand une seule fois
Je fus conduit au pardon avec procession
Dansante rythmée par les tambours
J’y ai souvent pensé en Afrique
Avec nos amis de Bekuy entraînant
Nos corps dans les échos du balafon
Ou nous partions plus loin à Pentrez
J’y descendais de Saint-Nic pour le bain
Nous les enfants de la colonie
Nous portions le pain et la compote
En viatiques comme les saints
Ou plus loin encore à Trez-Bellec
La belle plage de Telgruc où je pêchais
Le bouquet sous la férule de mon oncle
Je ne lui disais rien de mon plaisir
A revisiter avec lui ces grandes plages
De mon enfance d’ailleurs pour lui
Seul l’instant semblait compter
Inscription à vif d’une preuve
D’existence scellée dans la pierre
6
Non cher Jean Roudaut je ne l’ai pas côtoyé
A Brest je le voyais quant à moi à Quimper
Pour le déjeuner parfois au Bretagne
D’où avec Jacques Guéguen nous avions
De canettes de bière bombardé Chirac
Le plus souvent rue des Gentilshommes
Dans une pizzeria médiocre il faut le dire
Et son rosé trop clair qui creusait de trous
L’estomac et donc la littérature
Il me pardonnait Gracq l’aimant en sourdine
Moquant son côté sous-off préférant
Les rêveries maritimes du probe Queffélec
Lui aussi amateur de vin rouge pour qui
Georges était la réincarnation du Magnifique
Les convives les plus fréquents étaient
Le Gallois Patrick Williams Quiniou
Le conservateur du musée vieil érudit
A la belle chevelure blanche Jeff mon ami
Jean-Yves Boudéhen et Jacques La Farfouille
Ce charmant garçon qui nous fit membres
D’une société dont nous ignorions tout
Il m’ouvrit la porte sur la belle peinture
Filiger notamment qu’il adorait et le monde
Interlope des bars de nuit que le moraliste
Jean-François Coatmeur a si bien dépeints
Dans son roman policier La Bavure
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Il y avait aussi un groupe de jeunes gens
Réunis par la poésie je retiens les noms
De Sévy Valner de Cabilic de Le Normand
De Bosser qui se travestit en Georges
De longs mois après sa mort d’autres encore
Que ma mauvaise mémoire réduit
A des visages à des silhouettes d’inconnus
Mais les noms importent peu maintenant
Que les années ont passé et recouvrent
Presque tout ce qui en faisait le sel
D’un linceul parfois pudique
Le plus souvent sauvage avec l’intrusion
Des ambitieux des derniers jours
Sous le battage des médiatiques
Qui peuplent les déserts et cela
Jusqu’aux hommages ridicules
Donnés par les pompiers aux Eclopés
Dans un étrange manège des Assis
Nouveaux gardiens des ressources
Sémantiques à coups de clairon
Curieuse époque que celle de vos cent ans
Ou lire n’est plus qu’un plaisir d’ouvroir
Où les livres ne touchent plus
Que les étudiants dans leurs soupentes
Et les vieux messieurs chancelants
Que nous sommes devenus
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Georges Perros. La vie est partout. Eloge
Editions La part Commune, 35000 Rennes
Du même auteur :
La brûlure (21/02/2015)
Ce monde est un désert (07/03/2020)
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