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Le bar à poèmes
28 juillet 2022

Thomas Stearns Eliot (188-1965) : Marina

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Marina

Quis hic locus, quae regio, quae mundi plaga?

 

Quelles mers quelles rives quels rocs gris quelles îles

Quelle eau lapant la proue

Quelles senteurs de pin et quels chants, dans la brume, de la grive des bois

Quelles images s’en reviennent

O ma fille

 

Ceux qui aiguisent la dent du chien, signifiant

Mort

Rutilent des gloires de l’oiseau-mouche, signifiant

Mort

Croupissent dans la soue des repus, signifiant

Mort

Souffrent l’extase des animaux, signifiant

Mort

 

Sont devenus immatériels, réduits à rien par une brise

Une haleine de pin, la brume du chant du bois

Que cette grâce a par places dissoute

 

Quel est ce visage, moins clair et plus clair

Le pouls dans le bras, moins fort et plus fort...

Donné ou bien prêté ? Plus loin que les étoiles et plus proche que l’œil

Des murmures, de petits rires entre les feuilles, des pas pressés

Sous le sommeil, là où les eaux se mêlent.

 

Le beaupré craqué par le gel, la peinture craquée par le chaud,

J’ai fait ceci, j’ai oublié,

Je me rappelle.

Le gréage qui flanche et les voiles pourries

Entre certain juin et cet autre septembre.

Fait ceci à mon insu, mi-conscient, ignoré, mien.

La virure du gabord fait eau, les coutures voudraient de l’étoupe.

Et voici cette forme, ce visage, cette vie

Vivant pour vivre en un monde de temps par-delà moi ; puissé-je

Résigner ma vie pour cette vie, ma parole pour celle-là non dite,

Pour l’éveil, les lèvres ouvertes l’espérance, les nouveaux navires.

 

Quelles mers quelles rives quelles îles près mes vergues

Et l’appel de la grive au travers de la brume

Ma fille.

 

Traduit de l’anglais par Pierre Leyris

In, T.S. Eliot : « Poèmes. 1910 - 1930 ».

Editions du Seuil, 1947

Du même auteur : La Terre vaine. I. L’enterrement des morts / The waste land. I. The burial of the dead (28/07/2021)

 

Marina

Quis hic locus, quae regio, quae mundi plaga? 

 

What seas what shores what grey rocks and what islands

What water lapping the bow

And scent of pine and the woodthrush singing through the fog

What images return

O my daughter.

 

Those who sharpen the tooth of the dog, meaning

Death

Those who glitter with the glory of the hummingbird, meaning

Death

Those who sit in the sty of contentment, meaning

Death

Those who suffer the ecstasy of the animals, meaning

Death

 

Are become insubstantial, reduced by a wind,

A breath of pine, and the woodsong fog

By this grace dissolved in place

 

What is this face, less clear and clearer

The pulse in the arm, less strong and stronger—

Given or lent? more distant than stars and nearer than the eye

Whispers and small laughter between leaves and hurrying feet

Under sleep, where all the waters meet.

 

Bowsprit cracked with ice and paint cracked with heat.

I made this, I have forgotten

And remember.

The rigging weak and the canvas rotten

Between one June and another September.

Made this unknowing, half conscious, unknown, my own.

The garboard strake leaks, the seams need caulking.

This form, this face, this life

Living to live in a world of time beyond me; let me

Resign my life for this life, my speech for that unspoken,

The awakened, lips parted, the hope, the new ships.

 

What seas what shores what granite islands towards my timbers

And woodthrush calling through the fog

My daughter.

 

Marina

Faber & Faber Ltd., London, 1930

Poème précédent en anglais :

Anna Waldman: La fissure dans le monde / Crack in the world (25/07/2022)

Poème suivant en anglais :

Walt Whitman : Sur le bac de Brooklyn / Crossing Brookling ferry (31/07/2022)

 

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