Thomas Stearns Eliot (188-1965) : Marina
Marina
Quis hic locus, quae regio, quae mundi plaga?
Quelles mers quelles rives quels rocs gris quelles îles
Quelle eau lapant la proue
Quelles senteurs de pin et quels chants, dans la brume, de la grive des bois
Quelles images s’en reviennent
O ma fille
Ceux qui aiguisent la dent du chien, signifiant
Mort
Rutilent des gloires de l’oiseau-mouche, signifiant
Mort
Croupissent dans la soue des repus, signifiant
Mort
Souffrent l’extase des animaux, signifiant
Mort
Sont devenus immatériels, réduits à rien par une brise
Une haleine de pin, la brume du chant du bois
Que cette grâce a par places dissoute
Quel est ce visage, moins clair et plus clair
Le pouls dans le bras, moins fort et plus fort...
Donné ou bien prêté ? Plus loin que les étoiles et plus proche que l’œil
Des murmures, de petits rires entre les feuilles, des pas pressés
Sous le sommeil, là où les eaux se mêlent.
Le beaupré craqué par le gel, la peinture craquée par le chaud,
J’ai fait ceci, j’ai oublié,
Je me rappelle.
Le gréage qui flanche et les voiles pourries
Entre certain juin et cet autre septembre.
Fait ceci à mon insu, mi-conscient, ignoré, mien.
La virure du gabord fait eau, les coutures voudraient de l’étoupe.
Et voici cette forme, ce visage, cette vie
Vivant pour vivre en un monde de temps par-delà moi ; puissé-je
Résigner ma vie pour cette vie, ma parole pour celle-là non dite,
Pour l’éveil, les lèvres ouvertes l’espérance, les nouveaux navires.
Quelles mers quelles rives quelles îles près mes vergues
Et l’appel de la grive au travers de la brume
Ma fille.
Traduit de l’anglais par Pierre Leyris
In, T.S. Eliot : « Poèmes. 1910 - 1930 ».
Editions du Seuil, 1947
Du même auteur : La Terre vaine. I. L’enterrement des morts / The waste land. I. The burial of the dead (28/07/2021)
Marina
Quis hic locus, quae regio, quae mundi plaga?
What seas what shores what grey rocks and what islands
What water lapping the bow
And scent of pine and the woodthrush singing through the fog
What images return
O my daughter.
Those who sharpen the tooth of the dog, meaning
Death
Those who glitter with the glory of the hummingbird, meaning
Death
Those who sit in the sty of contentment, meaning
Death
Those who suffer the ecstasy of the animals, meaning
Death
Are become insubstantial, reduced by a wind,
A breath of pine, and the woodsong fog
By this grace dissolved in place
What is this face, less clear and clearer
The pulse in the arm, less strong and stronger—
Given or lent? more distant than stars and nearer than the eye
Whispers and small laughter between leaves and hurrying feet
Under sleep, where all the waters meet.
Bowsprit cracked with ice and paint cracked with heat.
I made this, I have forgotten
And remember.
The rigging weak and the canvas rotten
Between one June and another September.
Made this unknowing, half conscious, unknown, my own.
The garboard strake leaks, the seams need caulking.
This form, this face, this life
Living to live in a world of time beyond me; let me
Resign my life for this life, my speech for that unspoken,
The awakened, lips parted, the hope, the new ships.
What seas what shores what granite islands towards my timbers
And woodthrush calling through the fog
My daughter.
Marina
Faber & Faber Ltd., London, 1930
Poème précédent en anglais :
Anna Waldman: La fissure dans le monde / Crack in the world (25/07/2022)
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Walt Whitman : Sur le bac de Brooklyn / Crossing Brookling ferry (31/07/2022)