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Le bar à poèmes
28 juillet 2021

Thomas Stearns Eliot (188-1965) : La terre vaine. I. L'enterrement des morts / The waste land. I. The burial of the dead

220px-Thomas_Stearns_Eliot_by_Lady_Ottoline_Morrell_(1934)[1]

La terre vaine

 

"Nam Sibyllam quidem Cumis ego ipse oculis meis vidi in ampulla pendere, et cum illi pueri dicerent : Σιβυλλα τι θελεις ;

respondebat illa : αποθανειν θελω."

 

Pour Ezra Pound :

Il miglior fabbro

 

I. L’ENTERREMENT DES MORTS

 

     Avril est le plus cruel des mois, il engendre

Des lilas qui jaillissent de la terre morte, il mêle

Souvenance et désir, il réveille

Par ses pluies de printemps les racines inertes.

L’hiver nous tint au chaud, de sa neige oublieuse

Couvrant la terre, entretenant

De tubercules secs une petite vie.

L’été nous surprit, porté par l’averse

Sur le Starnbergersee nous fîmes halte sous les portiques

Et poussâmes, l’éclaircie venue, dans le Hofgarten,

Et puis nous prîmes du café, et nous causâmes.

Bin gar keine Russin, stamm’aus Litauen, echt deutsch.

Et lorsque nous étions enfants, en visite chez l’archiduc

Mon cousin, il m’emmena sur son traîneau

Et je prie peur. Marie, dit-il,

Marie, cramponne -toi. Et nous voilà partis !

Dans les montagnes, c’est là qu’on se sent libre.

Je lis, presque toute la nuit, et l’hiver je gagne le sud.

 

     Quelles racines s’agrippent, quelles branches croissent

Parmi ces rocailleux débris ? Ô fils de l’homme,

Tu ne peux le dire ni le deviner, ne connaissant

Qu’un amas d’images brisées sur lesquelles frappe le soleil :

L’arbre mort n’offre aucun abri, la sauterelle aucun répit,

La roche sèche aucun bruit d’eau. Point d’ombre

Si ce n’est là, dessous ce rocher rouge

(Viens t’abriter à l’ombre de ce rocher rouge)

Et je te montrerai quelque chose qui n’est

Ni ton ombre au matin marchant derrière toi,

Ni ton ombre le soir surgie à ta rencontre ;

Je te montrerai ton effroi dans une poignée de poussière.

                               Frisch weht der Wind

                               Der Heimat zu

                               Mein Irisch Kind,

                               Wo weilest du ?

« Juste une année depuis tes premières hyacinthes ;

On m’avait surnommé la fille aux hyacynthes. » 

Pourtant le soir que nous rentrâmes si tard du Jardin des Hyacinthes,

Toi les bras pleins et les cheveux mouillés, je ne pouvais

Rien dire, et mes yeux se voilaient, et je n’étais

Ni mort ni vif, et je ne savais rien,

Je regardais au cœur de la lumière, du silence.

Oed’und leer das Meer.

 

     Madame Sosostris, fameuse pythonisse,

Avait un mauvais rhume, encore qu’on la tienne

Pour la femme la plus experte de l’Europe

Avec un méchant jeu de cartes. Voici, dit-elle,

Votre carte, le marin phénicien noyé :

(Those are pearls that were his eyes. Regarde !)

Voici Belladonna, la Dame des Récifs,

La dame des passes critiques.

Voici l’homme au triple bâton, voici la Roue,

Voici le marchand à un œil, et cette carte

Vide, c’est quelque chose qu’il porte sur le dos

Mais qu’il m’est interdit de voir. Je ne trouve pas

Le Pendu. Gardez-vous de la mort par noyade.

Je vois comme des foules, et qui tournent en rond.

Merci. Quand vous verrez la chère Mrs. Equitone,

Dites-lui de ma part que je lui porterai l’horoscope moi-même :

Il faut être si prudent par le temps qui court.

 

     Cité fantôme

Sous le fauve brouillard d’une aurore hivernale :

La foule s’écoulait sur le Pont de Londres : tant de gens...

Qui eût dit que la mort eût défait tant de gens ?

Des soupirs s’exhalaient, espacés et rapides,

Et chacun fixait son regard devant ses pas.

S’écoulait, dis-je, à contre-pente, et dévalait King William Sreet,

Vers où Sainte-Marie Woolnoth comptait les heures

Avec un son éteint au coup final de neuf.

Là j’aperçus quelqu’un et le hélai : « Stetson !

Toi qui fut avec moi dans la flotte à Mylae !

Ce cadavre que tu plantas l’année dernière dans ton jardin,

A-t-il déjà levé ? Va-t-il pas fleurir cette année ?

Ou si la gelée blanche a dérangé sa couche ?

Oh keep the Dog far hence,that’s friend to men,

Or with his nails he’ll dig up again !

Hypocryte lecteur ! – mon semblable ! mon frère !

 

Traduit de l’anglais par Pierre Leyris

In, "Anthologie bilingue de la poésie anglaise"

Editions Gallimard(La Pléiade), 2005

Du même auteur : Marina (28/07/2022)

 

The waste land

 

Nam Sibyllam quidem Cumis ego ipse oculis meis vidi in ampulla pendere, et cum illi pueri dicerent : Σιβυλλα τι θελεις ;

respondebat illa : αποθανειν θελω."

 

Pour Ezra Pound :

Il miglior fabbro

 

April is the cruellest month, breeding

Lilacs out of the dead land, mixing

Memory and desire, stirring

Dull roots with spring rain.

Winter kept us warm, covering

Earth in forgetful snow, feeding

A little life with dried tubers.

Summer surprised us, coming over the Starnbergersee

With a shower of rain; we stopped in the colonnade,

And went on in sunlight, into the Hofgarten,

And drank coffee, and talked for an hour.

Bin gar keine Russin, stamm' aus Litauen, echt deutsch.

And when we were children, staying at the archduke's,

My cousin's, he took me out on a sled,

And I was frightened. He said, Marie,

Marie, hold on tight. And down we went.

In the mountains, there you feel free.

I read, much of the night, and go south in the winter.

 


What are the roots that clutch, what branches grow

Out of this stony rubbish? Son of man,

You cannot say, or guess, for you know only

A heap of broken images, where the sun beats,

And the dead tree gives no shelter, the cricket no relief,

And the dry stone no sound of water. Only

There is shadow under this red rock,

(Come in under the shadow of this red rock),

And I will show you something different from either

Your shadow at morning striding behind you

Or your shadow at evening rising to meet you;

I will show you fear in a handful of dust.

Frisch weht der Wind

Der Heimat zu.

Mein Irisch Kind,

Wo weilest du ?

'You gave me hyacinths first a year ago ;

'They called me the hyacinth girl.'

—Yet when we came back, late, from the Hyacinth garden,

Your arms full, and your hair wet, I could not

Speak, and my eyes failed, I was neither

Living nor dead, and I knew nothing,

Looking into the heart of light, the silence.

Oed' und leer das Meer.

Madame Sosostris, famous clairvoyante,

Had a bad cold, nevertheless

Is known to be the wisest woman in Europe,

With a wicked pack of cards. Here, said she,

Is your card, the drowned Phoenician Sailor,

(Those are pearls that were his eyes. Look !)

Here is Belladonna, the Lady of the Rocks,

The lady of situations.

Here is the man with three staves, and here the Wheel,

And here is the one-eyed merchant, and this card,

Which is blank, is something he carries on his back,

Which I am forbidden to see. I do not find

The Hanged Man. Fear death by water.

I see crowds of people, walking round in a ring.

Thank you. If you see dear Mrs. Equitone,

Tell her I bring the horoscope myself:

One must be so careful these days.



Unreal City,

Under the brown fog of a winter dawn,

A crowd flowed over London Bridge, so many,

I had not thought death had undone so many.

Sighs, short and infrequent, were exhaled,

And each man fixed his eyes before his feet.

Flowed up the hill and down King William Street,

To where Saint Mary Woolnoth kept the hours

With a dead sound on the final stroke of nine.

There I saw one I knew, and stopped him, crying 'Stetson!

'You who were with me in the ships at Mylae !

'That corpse you planted last year in your garden,

'Has it begun to sprout? Will it bloom this year ?

'Or has the sudden frost disturbed its bed ?

'Oh keep the Dog far hence, that's friend to men,

'Or with his nails he'll dig it up again !

'You! hypocrite lecteur!—mon semblable,—mon frère!

 

The waste Land

Boni & Liveright  publishers (New-York, 1922

Poème précédent en anglais :

John Keats:Ode à un rossignol / Ode to a Nightingale (16/07/2021)

Poème suivant en anglais :

Oscar Wilde : Silentium amoris (11/08/2021)

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