Jean -Paul de Dadelsen (1903 – 1957) : La femme de Loth
La femme de Loth
1
Sodome la sérieuse vantait ses finances, ses lois,
Et ni la guerre ni la prophétie n’avaient souillé la ville.
Sodome ménagère entretenait ses temples et ses toits
Et dans sa fortitude apprise à ne pas implorer la pluie
Elle se gardait pure d’extases, de désordre et d’espérance.
Sodome étale avec intégrité ses remparts dans la plaine.
2
Je suis née dans un pays de rocs et d’eaux loin de la plaine
Dans un village goitreux de gens sans greniers et sans lois.
L’estropié tend un bol ébréché, l’idiot au sourire d’espérance
Chante et court sous la folle ondée qui contourne les villes.
La faim vient avec l’hiver, la fête après la pluie
Et parfois déguisé en somnambule Dieu marche sur nos toits.
3
L’ange apparut comme je languissais à la nuit sur le toit
Et vint me délivrer de la ville féroce des plaines.
Voici, je reviens vers ma patrie de pierre et de pluie.
Il m’a montré la porte secrète dans la muraille de leur loi.
Sur ce sentier déjà qui s’élève au-dessus de la ville
Je flaire sous le vent les espaces de l’espérance.
4
Ne te retourne pas. N’écoute pas. Laisse toute espérance
De sauver même cet enfant sourd-muet et ce chien. Les toits
Suintent sous la nue pourrie qui stagne sur la ville.
Mais qui suis-je pour être sauvée seule parmi la plaine ?
Un âne brait. Un charretier et son cheval, ignorants de la loi,
Rentrent vers ce qu’ils croient une promesse de pluie.
5
Les arbres dorment sans rêves, depuis longtemps privés de pluie.
Les arbres dans la lumière qui baisse font des signes sans espérance
Les chiens jouent. Une chatte fait ses petits. La loi
De son ignoble lave va recouvrir ces toits
Et ces fontaines qui vaguement chantonnent dans la plaine.
Que suis-je pour être sauvée contre la perte d’une ville ?
6
Seul Dieu, vrai Dieu, Dieu de toutes les villes
Dieu qui prodigue et refuse la pluie
Dieu qui jadis m’exila dans la plaine
Je ne veux pas survivre sans espérance.
Ces palmes sans malice, ces enfants sans amour, ces toits
Sans défense témoignent contre ta loi.
7
La femme de Loth, l’étrangère, regarde les toits
De tous ces hommes sans amour aveuglés dans la plaine
Et calmement descend se perdre dans la ville.
1953/4
Jonas suivi de Les Ponts de Budapest et autres poèmes
Editions Gallimard (Poésie), 2005
Du même auteur :
« Seigneur, donnez-moi seulement… » (29/10/2016)
Oncle Jean (29/10/2017)
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