Jean-Paul de Dadelsen (1913 – 1957) : Pâques1957
Pâques 1957
1
Commence, recommence n’importe où !
Il importe désormais
seulement que tu fasses chaque jour
un quelconque travail, un travail
fait seulement avec attention, avec
honnêteté. Il importe seulement
que tu apportes à bâtir indéfiniment la réalité
(jamais finie) ta très très petite part quotidienne...
A travers la lunette ou par l’œil encore unique
tu vois lentement, en détail très mal,
au total assez bien. Assez pour t’orienter.
Assez pour savoir marcher, le chemin qui peu à peu
se découvre. Assez pour que tant bien que mal
faire ta part. D’ailleurs, en fait,
importe-t-il, le détail du travail,
le détail des formes du pied dans le sable
ou bien le but où tu finis tard, assez las,
où tu finis, peut-être, parfois, par arriver ?
Mais il n’y a pas de but non plus.
Le but recule toujours vers les sables non
atteints.
2
Pâques est le contraire de Noël.
La place se vide, l’être disparaît.
C’est la fin de la vie visible et charnelle.,
des repas, des heures de sommeil. C’est la fin
de l’action à la fois visible et douteuse, mesurable, mesurée,
tenue secrète, discrète.
Seules deux, trois femmes rencontrent
le Présent. Elles ne se posent pas de questions, elles veulent
savoir ce qui est ou n’est pas. Puis quelques disciples, par groupes
y compris Thomas. Auquel il faut venir montrer.
Il y a ainsi des caractères, des esprits divers.
En même temps, fleurs, arbres, vie qui déborde
les champs, animaux réveillés, activés à se joindre,
à nourrir, à tuer. Début du triomphe du visible, du
matériel, qui ne commencera à fondre, à disparaître
qu’au début de l’hiver. Splendeur des fourrures.
Splendeur des yeux, des pattes. Ignorance totale.
Ignorance du monde plus durable, plus long.
Est-ce le stade le plus gros, le plus lourd
de l’abêtissement visible pour l’âme, là où elle
ne peut, même plus se souvenir, en tout cas plus dire...
3
Plus de somnifères. Plus d’apparences.
Plus de symboles, à vrai dire, ni pierres, ni plantes.
Ni maisons, ni arbres.
Venez sur mes sentiers déserts, avancez-vous
vers mes espaces déserts. Je serais désormais
la voix du silence, l’ombre à votre gauche les jours
de grande lumière, le son des pas sur les cailloux,
le temps qui passe, et passe si lentement, si vite,
je suis votre silence et ce qui est autour, je suis
votre silence dans ce qu’il a rarement de plus profond .
Dites-moi bonsoir, dites-moi bonjour, bonjour surtout,
bonjour longtemps à l’orée des journées à travailler
dites-moi bonjour pour m’appeler moi maintenant ;
moi à mon tour, toi à ton tour, nous à notre tour
pour nous appeler
à la création.
Lundi, Pâques
4
Ecoute. Suis-moi. L’homme à la chapelle,
pardon, à l’église, anglicane, officielle, et tout
expliquant, commentant, sans regarder personne
quelque parole fort brève de l’Epitre aux Hébreux,
insiste sur cet enseignement central du Christ,
nous prédicant comme le plus grand de tous les pionniers.
Suis-moi. Viens à ma suite. Marche à ma suite.
Est-ce le goût de la discipline ? de la modestie ?
est-ce intelligence et cœur véritables ?
Je ne sais pas. Je ne sais même pas
ce qui m’est dû, ce que je prends à injuste titre ?
Je ne sais pas où je devrais m’arrêter.
Et téléphoner à ma conseillère ne me sert en vérité
à rien. A me rassurer vaguement, on peut dire tout au plus
quelques instants tout au plus. Ces oiseaux en fuite
emportent-ils un rayon, un bout, un minime
morceau de mon cœur ? Ou rien ? leur ombre ?
est-ce intelligence et cœur véritables ?
L’ombre de leur crainte et de leur légèreté ?
J’aurais ainsi beaucoup de questions à te poser.
5
Bec jaune, bec courbe, bec de lapin ou de
cygne. Ne m’apportent rien. Ne m’apprennent rien.
Il faut attendre. Dans le silence et le noir.
Dans l’ombre malsaine de la nuit tourmentée.
Dans le désordre. Il faut attendre sans même
un espoir précis. Il faut attendre jusqu’à ce que
le résultat attendu se soit réalisé.
C’est-à-dire attendre les moments, les chances,
les je ne sais quoi rarement réussis.
Adieu Floriane ! Je ne sais plus qui tu es,
à quoi, à qui tu ressembles. C’est trop loin.
C’est trop grêle, trop enfantin, trop inimportant,
trop libre de tout, simple caprice du cœur,
ou est-ce de l’œil ? Les autres maintenant
voyagent, essayent bientôt de dormir. D’autres
lisent en un moment d’insomnie un dernier
chapitre. Dans d’autres longitudes, d’autres
célèbrent la dernière heure du jour ou la
première du matin. Le mistral ne règle rien.
Il faudra du temps pour faire une seule
observation simple et vraie.
Lundi/ mardi de Pâques, 01.20
6
Saurais-je encore comment remplir le jour ?
Ou simplement comment attendre ?
Ne rien remplir ? N’y plus même penser ;
ne pas penser à distinguer entre
urnes pleines, urnes vides, mais seulement
entre celui qui dort, celui qui vraiment veille.
02.30
7
Qu’est-ce que c’est, quelle partie, quel non pas corps
mais quelle partie relative minime du corps, qu’est-ce que c’est
qui ne veut pas dormir ?.
04.15
8
Attendre le matin. Pourquoi ? Finira-t-il d’attendre ?
Permettra-t-il enfin d’aller dormir commodément ?
d’aller dormir profondément ? Comme si l’on était
un être sain, établi dans sa santé aux heures usuelles.
Attendre le matin, qu’il vienne enfin poindre sur les
collines indifférentes, et répandre une lumière neuve
et toute fraîche sur les rues au reste indifférentes
parmi les spectateurs qui dorment.
Quand saurais-je revenir parmi les habitudes connues ?
Mercredi 23, 01,45
9
Qui a besoin de toi ? personne.
Y en aura sans doute qui ne détestent pas
prendre un verre, raconter une histoire, faire un tour,
causer, et qui en un sens, pour un moment,
si tu étais mort. regretteraient ta disparition.
Mais le fait qu’en fin de compte, pour toi, sur cette terre,
pas pour eux, tu sois disparu, çà ne changerait rien
à leur humeur, leur appétit, leur désir de bouger,
et pourquoi cela changerait-il quoi que ce soit ?
Voici donc les limites à connaître clairement.
A l’intérieur de cette limite, il est quelque espace.
Rien de fou, mais assez pour l’homme vraiment
libre, vraiment raisonnable (en supposant que ce mot
ait un sens quelconque). Il s’agit, après tout
uniquement
de préparer le terrain généralement ingrat
sur lequel on va jeter le grain au demeurant médiocre
ou mieux encore : incertain, de ta difficile croissance.
Eux aussi, ils aiment dormit, ne rien faire de spécial,
croire un peu, lire beaucoup, se promener
et ne pas chaque jour être forcé à des choix inutiles
et inutilement spectaculaires. On ne veut pas que des choses
arrivent ; on veut qu’elles soient et ne changent que
lentement, très lentement, comme un tissu réel
sur un corps réel. Ceci dit, bien sûr
je remercie l’ange gardien et crois le reconnaître
pour autant que possible sans l’avoir encore vu.
Sans l’avoir même senti ou entendu ou même
réellement deviné. Mais je crois qu’il existe.
Comme le facteur après tout jamais vu
depuis six mois dans ce nouvel appartement.
Comme le temps va vite, avec ses dégâts
au moins aussi vite qu’avec ses plaisirs.
La petite à cette heure dort. Profonde, régulière
haleine. Profonde ? Peut-être, oui, et en tout cas
régulière. Un arbre peut-être croit sentir
des flairements d’insectes ou des animaux
se frottant le derrière contre ses épines,
ou des mouches cherchant le vol indéfini.
Cette écriture est devenue difficile, minuscule,
pas spécialement claire, et peut-être destinée
à retomber peut-être à un niveau confus,
peu propre. Il faut reprendre
en apprenant par des leçons élémentaires
concernant toute la longueur du corps
.
Plus de force pour protéger dans le titre et les
andouillettes le tirage de ton film ou qu’ est-ce
et surtout ces dessins-couvertures, avec tant
de dessins parfois déformés ou transformés en 2
par les couvertures à la « créateur ».
Seigneur, permettez-moi
de garder patience, de ne pas demander trop,
de savoir attendre le non-prévisible,
le non-prévu, sorti brièvement de quelque
naufrage ou catastrophe, si l’on y échappe.
Samedi 01.30
10
rien à dire – tout à attendre
rien à assurer – tout à faire
rien à réclamer – tout à obtenir
d’ailleurs ce qu’est la poésie
qui le sait, le sait vraiment ?
personne ne l’sait - personne ne l’fait
à coups sûrs, à cours sûr dans la soupe,
dans la salade, dans le dessert
va te coucher et essaie dans ton sommeil
d’être.
11
Voici refermée la porte qui menait
aux eaux sombres et souterraines.
Certes, il y a encore du dégât. Un œil fermé,
Une ample cicatrice du crâne.
L’insomnie de la première partie de la nuit.
Les dents piteuses. La mémoire
encore médiocre. Mais tout ceci vivant.
Que fera-t-on désormais ?
Un travail sédentaire, un peu solitaire.
Un séjour principal à la campagne.
Que fera-t-on ? Ce qui demandera à être fait.
Ce qui se présentera. Ce qui
Insistera. Que fera-t-on ? On vivra.
Longtemps. Patiemment. Sans protestations
On vivra parce qu’il faut vivre, parce qu’il faut
faire ce que l’on est né pour faire.
On ne cherchera plus à fuir. Il n’y a pas
de fuite possible, véritable. Il n’y a
que la possibilité de faire ce qu’on est né pour faire.
3.5.57 0100 heures
12
Le désordre est tenace
le désordre toujours, dès que l’on cesse de vouloir
se rétablit de lui-même avec grande facilité.
Le désordre est-il la préparation de la mort
ou les biens au hasard de la vie,
non tonalisée, non ponctuée, non prévisible ?
Adieu sommeil, adieu vigueur !
l’esprit sans se lasser, sans se contenter
cherche sur les parois du cerveau éprouvé.
Le corps dort à demi, est gêné, fatigué,
ne réussit pas à s’opposer.
C’est agaçant, l’esprit n’apporte rien,
ne trouve rien, simplement cherche,
peut-être simplement, bouge, mollement,
de quelques petits degrés de gauche à droite,
de droite à gauche, sans s’arrêter, sans se
contenter, sans se pacifier.
Cette morne veillée durera-t-elle longtemps ?
Jonas suivi de Les Ponts de Budapest et autres poèmes
Editions Gallimard (Poésie), 2005
Du même auteur :
« Seigneur, donnez-moi seulement… » (29/10/2016)
Oncle Jean (29/10/2017)
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