Jean -Paul de Dadelsen (1903 – 1957) : Exercice pour le soir
Exercice pour le soir
Arrête-toi. Au lieu de haleter de seconde en seconde
Comme un torrent de roc en roc dévalant sans vertu,
Respire
Plus lentement et sans bouger, les pieds croisés, les mains jointes,
Regarde, comme si c’était le monde tout entier,
Un objet, menu et domestique, par exemple
Cette tasse.
Néglige sa courbure, ce bord ondulé, ces dessins bleus,
Ne considère que l’intérieur, cette cavité blanche, cette surface
Lisse.
L’eau n’est lisse ainsi que les soirs de grand calme
Après une journée qui rassemble et retient son bonheur
Au centre du silence où s’arrête son
Souffle
Peux-tu nommer un jour, une heure, sans reflets d’hier,
Sans impatience de demain, où ton âme fut ainsi
Lisse ?
N’écoute pas ton cœur, ne comptes pas ton pouls, ne songe pas
Au temps qui vers la mort te traverse, mais seulement
En arrêtant ton souffle regarde cette pure et seule qualité
De lisse.
Si maintenant tu apprenais à fixer ton regard, ta pensée,
Ton âme sans ciller sur quelques centimètres carrés de
Lisse,
Peut-être alors, sans fuir le monde, sans éviter les femmes,
Sans changer d’état, de pays, de nourriture,
Pourrais-tu espérer un jour commencer à comprendre
Le monde entier.
C’est une tasse sans valeur achetée dans une épicerie-mercerie
D’un village savoyard de côté de Boège et Séchemouille.
Elle n’est pas lisse.
Le microscope y trahirait un Himalaya d’aspérités.
Ce qui la fait lisse, c’est la lumière, ce sont tes doigts naïfs,
Pour un autre regard, peut-être, une tasse
Vaut une tête.
Autant que l’orgue solennelle ou la machine électronique,
Autant que l’orage équatorial et les courants du pacifique
Cette tasse
Honore le Nom Divin. Si demain tu étais exilé, tu n’aurais pas
Besoin, à condition de l’avoir regardée longtemps, à condition
De pouvoir dans ton cœur recomposer ce lisse, d’emporter
Ce tesson.
Voici l’entrée, non pas de la sagesse, ni du silence,
Ni du parfait pouvoir sur soi-même et ton ombre,
Mais d’une première
Cavité assez lisse pour contenir une poignée de paix.
Maintenant tu peux dormir, les pieds joints pour ne pas couper
Le courant, les mains jointes, maintenant tu peux
T’élever
Lentement, calmement un peu plus haut que ton corps étendu
Et dénoué comme si tu n’habitais plus que ta tête
Ou tes narines
Ou les environs immédiats de l’œil pinéal ;
Maintenant au-dessus de ton corps pacifié, au-dessus
De ta boîte à sornettes, dans le fluide lisse de ton âme éployée, tu peux
Veiller.
Jonas suivi de Les Ponts de Budapest et autres poèmes
Editions Gallimard (Poésie), 2005
Du même auteur :
« Seigneur, donnez-moi seulement… » (29/10/2016)
Oncle Jean (29/10/2017)
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