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Le bar à poèmes
4 avril 2024

Jean -Paul de Dadelsen (1903 – 1957) : Exercice pour le soir

 

Exercice pour le soir

 

Arrête-toi. Au lieu de haleter de seconde en seconde

Comme un torrent de roc en roc dévalant sans vertu,

Respire

Plus lentement et sans bouger, les pieds croisés, les mains jointes,

Regarde, comme si c’était le monde tout entier,

Un objet, menu et domestique, par exemple

Cette tasse.

 

Néglige sa courbure, ce bord ondulé, ces dessins bleus,

Ne considère que l’intérieur, cette cavité blanche, cette surface

Lisse.

L’eau n’est lisse ainsi que les soirs de grand calme

Après une journée qui rassemble et retient son bonheur

Au centre du silence où s’arrête son

Souffle

 

Peux-tu nommer un jour, une heure, sans reflets d’hier,

Sans impatience de demain, où ton âme fut ainsi

Lisse ?

N’écoute pas ton cœur, ne comptes pas ton pouls, ne songe pas

Au temps qui vers la mort te traverse, mais seulement

En arrêtant ton souffle regarde cette pure et seule qualité

De lisse.

 

Si maintenant tu apprenais à fixer ton regard, ta pensée,

Ton âme sans ciller sur quelques centimètres carrés de

Lisse,

Peut-être alors, sans fuir le monde, sans éviter les femmes,

Sans changer d’état, de pays, de nourriture,

Pourrais-tu espérer un jour commencer à comprendre

Le monde entier.

 

C’est une tasse sans valeur achetée dans une épicerie-mercerie

D’un village savoyard de côté de Boège et Séchemouille.

Elle n’est pas lisse.

Le microscope y trahirait un Himalaya d’aspérités.

Ce qui la fait lisse, c’est la lumière, ce sont tes doigts naïfs,

Pour un autre regard, peut-être, une tasse

Vaut une tête.

 

Autant que l’orgue solennelle ou la machine électronique,

Autant que l’orage équatorial et les courants du pacifique

Cette tasse

Honore le Nom Divin. Si demain tu étais exilé, tu n’aurais pas

Besoin, à condition de l’avoir regardée longtemps, à condition

De pouvoir dans ton cœur recomposer ce lisse, d’emporter

Ce tesson.

 

Voici l’entrée, non pas de la sagesse, ni du silence,

Ni du parfait pouvoir sur soi-même et ton ombre,

Mais d’une première

Cavité assez lisse pour contenir une poignée de paix.

Maintenant tu peux dormir, les pieds joints pour ne pas couper

Le courant, les mains jointes, maintenant tu peux

T’élever

 

Lentement, calmement un peu plus haut que ton corps étendu

Et dénoué comme si tu n’habitais plus que ta tête

Ou tes narines

Ou les environs immédiats de l’œil pinéal ;

Maintenant au-dessus de ton corps pacifié, au-dessus

De ta boîte à sornettes, dans le fluide lisse de ton âme éployée, tu peux

Veiller.

 

Jonas suivi de Les Ponts de Budapest et autres poèmes

Editions Gallimard (Poésie), 2005

Du même auteur :

 « Seigneur, donnez-moi seulement… » (29/10/2016)

Oncle Jean (29/10/2017)

La fin du jour (28/10/2018)

Bach en automne (29/10/2019)

Jonas, I : Invocation liminaire (29/10/2020)

Jonas. Fragments (29/10/2021)

La femme de Loth (04/04/2022)

Itinéraire de Londres à Valparaiso (29/10/2022)

Cinq étapes d’un poème. I – II (04/04/2023) 

Cinq étapes d’un poème. III (29/10/2023)

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