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Le bar à poèmes
26 mars 2022

Luc de Chobeau (19 ? - ?) : Prose de l’hyperboréen (828 – 938)

Luc-de-CHOBEAU-Prose-de-lHyperboreen-Temps-mêlés[1]

 

Prose de l’hyperboréen (828 – 938)

 

828.  Cependant j’ai voyagé moi aussi

         J’ai voyagé l’Alsace

         J’ai voyagé Riquewihr Sélestat Colmar aux tuiles rouges et vertes et aux

               cigognes

         Et Kaysersberg où l’on fait le kugelhof patrie d’Albert Schweitzer

         C’est un gros gâteau en forme de crâne fait d’orge brûlé de pétrole et de

               son d’harmonica

         Je pensais y trouver des bretzels dorés comme dans le poème de Serge

               Essénine

 

 

         Qui redira jamais cette délicate soirée dans la petite ville embaumée

         Où j’écrivis des vers à la manière de Valéry Larbaud et de Julien Torma

         Les jolies petites maisons moyenâgeuses

837.  Aux caves traversées par un torrent

         Le ciel illuminé comme pour une fête       

         Les tours croulantes enrobées de vernis jaune

         Comme pour une fête

         O tranquille petit visage d’Alsace chaussé là-haut dans tes nuages

         Mais j’étais triste ce soir-là j’avais un peu forcé sur le Gewurtz

         Traminer misérable millésime

         Et solennellement je chiai sur l’imbécilité universelle

 

         Non non ce n’était pas cela encore

846.  J’ai voyagé la Suisse

         J’ai voyagé la Hollande celle du sud       

         La plaine longue aux feuilles de tabac séchant sur des cordes à linge

         Je sais Flessingue ce n’est pas Vancouver

         J’ai voyagé l’Armorique

         Je venais pour des falaises je venais pour des tempêtes

      Et je trouvais des prairies odorantes accroupies sur les eaux grasses des

               rivières

         Je n’ai jamais eu de chance avec mes voyages

         Toujours les mêmes ravins poussifs

855.  Les mêmes ponts trop solides en travers de la route

 

         Je me souviens d’un été à Saragosse       

         Il avait plu toutes les journées

         Les ouvriers de la voirie renversaient les poubelles dans les rues au lieu

               de les vider

         On trouvait des hiboux morts dans les fontaines publiques

         Jusque dans les églises ça puait la charogne

         Et l’on ne buvait plus que de l’eau minérale

         Agua mineral por favor

 

         Je n’ai jamais eu de chance avec mes voyages

864.  Jamais nous n’avons été d’accord

         Le monde et moi       

         On s’en va chacun de son côté

         Il n’est jamais là où je suis

         J’ai beau faire j’ai beau vouloir

         Toujours cherche ailleurs ma vérité

 

         Les hauts-plateaux quand j’arrive s’enfoncent dans leurs terriers

         Les campagnes de nos jours sont tellement urbaines

         Et les déserts si peu désertiques

864.  Partout croissent des volcans couronnés de tulipes

         Minarets minarets je ne vois que des cheminées       

         D’autres s’y retrouvent bien eux

         Ils s’en vont au Groenland et ramènent les fraises du pays

         Non je n’ai jamais eu de chance avec mes voyages

 

         O monde si distant

         Je te rencontre si peu

         Je ne cesse de te parcourir en aveugle

         Elégant argonaute des continents à rebours

882.  J’amène avec moi trop de choses

         Tout mon passé si lourd et qui ne me sert à rien

         Qui ne me protège pas même contre la rigueur des vents

         Tu me fuis

         Nous ne serons donc jamais l’un à l’autre

         Insurmontable divorce

         Enorme et douloureuse épine en travers de ma chair trop tendre

 

 

         Dis Blaise sommes-nous bien loin de

         Sommes-nous bien loin de

864.  Mais Blaise

         Sommes-nous seulement partis

         Je ne comprends pas je ne comprends pas

         J’ai peur je crois

         L’épouvantail coloré de l’angoisse

         Etend nos ombres sous nos pas

 

         Blaise j’étais sûr pourtant que quelque chose allait venir

 

         Non plutôt

         Je crèverai sans gloire

864.  Sans fanfare sans évènement

         Dans un parc dans un bouge ou mieux chez moi

         Dans un lit risiblement

         Et fini les petits copains

         On n’aura même pas eu le temps de se dire adieu

         Et d’abord quel adieu est-ce que l’on croit encore à dieu

 

         Je crèverai sans gloire

         Je me retrouverai nulle part

         L’Apocalypse est sombre par ces soirs de décembre

864.  Si on recommençait tout dites

         Si on repartait à zéro pour voir

         Si

         Je n’ai pas eu toutes mes chances en moi

         C’est une blague une fameuse plaisanterie n’est-ce pas

         Oh mais elle est bonne alors celle-là

         A mourir de rire

 

         Je crèverai par un soir de décembre sans rien laisser derrière moi

         Sans avoir pris mes dispositions testamentaires

918.  Sans même avoir achevé ce que je n’aurai pas encore commencé

         Chien fidèle de pot-pourri de postérité

         Je n’aurai rien été je n’aurai rien changé

         Je n’aurai rien reçu ni rien donné

         Je n’aurai rien

         Et comme il fera froid là-bas

         Oui comme il fera froid

 

         Je ne changerai rien non plus à ces dernières lignes

         Qui me sont venues bien malgré moi

927.  Par l’immense détresse da ma gorge

         Cela ne me concerne plus en définitive

         Je ne changerai rien à ces lignes parce que mon mépris est bien trop

               grand ce soir

         Trop grand le désespoir

         Parce que je refuse de composer

         Je dis composer avec le monde et

         Avec les mots

         Sans révolte pourtant sans cris de haine

         Sans applaudissement aussi

 

936.  Je sais trop bien à présent que ces lignes

         Ne changeront plus rien à mon sort

 

         Mais vrai j’ai trop beuglé les aubes sont marrantes

 

 

Prose de l’Hyperborée,

Editions Temps Mêlés, Verviers (Belgique), 1974

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