Luc de Chobeau (19 ? - ?) : Prose de l’hyperboréen (828 – 938)
Prose de l’hyperboréen (828 – 938)
828. Cependant j’ai voyagé moi aussi
J’ai voyagé l’Alsace
J’ai voyagé Riquewihr Sélestat Colmar aux tuiles rouges et vertes et aux
cigognes
Et Kaysersberg où l’on fait le kugelhof patrie d’Albert Schweitzer
C’est un gros gâteau en forme de crâne fait d’orge brûlé de pétrole et de
son d’harmonica
Je pensais y trouver des bretzels dorés comme dans le poème de Serge
Essénine
Qui redira jamais cette délicate soirée dans la petite ville embaumée
Où j’écrivis des vers à la manière de Valéry Larbaud et de Julien Torma
Les jolies petites maisons moyenâgeuses
837. Aux caves traversées par un torrent
Le ciel illuminé comme pour une fête
Les tours croulantes enrobées de vernis jaune
Comme pour une fête
O tranquille petit visage d’Alsace chaussé là-haut dans tes nuages
Mais j’étais triste ce soir-là j’avais un peu forcé sur le Gewurtz
Traminer misérable millésime
Et solennellement je chiai sur l’imbécilité universelle
Non non ce n’était pas cela encore
846. J’ai voyagé la Suisse
J’ai voyagé la Hollande celle du sud
La plaine longue aux feuilles de tabac séchant sur des cordes à linge
Je sais Flessingue ce n’est pas Vancouver
J’ai voyagé l’Armorique
Je venais pour des falaises je venais pour des tempêtes
Et je trouvais des prairies odorantes accroupies sur les eaux grasses des
rivières
Je n’ai jamais eu de chance avec mes voyages
Toujours les mêmes ravins poussifs
855. Les mêmes ponts trop solides en travers de la route
Je me souviens d’un été à Saragosse
Il avait plu toutes les journées
Les ouvriers de la voirie renversaient les poubelles dans les rues au lieu
de les vider
On trouvait des hiboux morts dans les fontaines publiques
Jusque dans les églises ça puait la charogne
Et l’on ne buvait plus que de l’eau minérale
Agua mineral por favor
Je n’ai jamais eu de chance avec mes voyages
864. Jamais nous n’avons été d’accord
Le monde et moi
On s’en va chacun de son côté
Il n’est jamais là où je suis
J’ai beau faire j’ai beau vouloir
Toujours cherche ailleurs ma vérité
Les hauts-plateaux quand j’arrive s’enfoncent dans leurs terriers
Les campagnes de nos jours sont tellement urbaines
Et les déserts si peu désertiques
864. Partout croissent des volcans couronnés de tulipes
Minarets minarets je ne vois que des cheminées
D’autres s’y retrouvent bien eux
Ils s’en vont au Groenland et ramènent les fraises du pays
Non je n’ai jamais eu de chance avec mes voyages
O monde si distant
Je te rencontre si peu
Je ne cesse de te parcourir en aveugle
Elégant argonaute des continents à rebours
882. J’amène avec moi trop de choses
Tout mon passé si lourd et qui ne me sert à rien
Qui ne me protège pas même contre la rigueur des vents
Tu me fuis
Nous ne serons donc jamais l’un à l’autre
Insurmontable divorce
Enorme et douloureuse épine en travers de ma chair trop tendre
Dis Blaise sommes-nous bien loin de
Sommes-nous bien loin de
864. Mais Blaise
Sommes-nous seulement partis
Je ne comprends pas je ne comprends pas
J’ai peur je crois
L’épouvantail coloré de l’angoisse
Etend nos ombres sous nos pas
Blaise j’étais sûr pourtant que quelque chose allait venir
Non plutôt
Je crèverai sans gloire
864. Sans fanfare sans évènement
Dans un parc dans un bouge ou mieux chez moi
Dans un lit risiblement
Et fini les petits copains
On n’aura même pas eu le temps de se dire adieu
Et d’abord quel adieu est-ce que l’on croit encore à dieu
Je crèverai sans gloire
Je me retrouverai nulle part
L’Apocalypse est sombre par ces soirs de décembre
864. Si on recommençait tout dites
Si on repartait à zéro pour voir
Si
Je n’ai pas eu toutes mes chances en moi
C’est une blague une fameuse plaisanterie n’est-ce pas
Oh mais elle est bonne alors celle-là
A mourir de rire
Je crèverai par un soir de décembre sans rien laisser derrière moi
Sans avoir pris mes dispositions testamentaires
918. Sans même avoir achevé ce que je n’aurai pas encore commencé
Chien fidèle de pot-pourri de postérité
Je n’aurai rien été je n’aurai rien changé
Je n’aurai rien reçu ni rien donné
Je n’aurai rien
Et comme il fera froid là-bas
Oui comme il fera froid
Je ne changerai rien non plus à ces dernières lignes
Qui me sont venues bien malgré moi
927. Par l’immense détresse da ma gorge
Cela ne me concerne plus en définitive
Je ne changerai rien à ces lignes parce que mon mépris est bien trop
grand ce soir
Trop grand le désespoir
Parce que je refuse de composer
Je dis composer avec le monde et
Avec les mots
Sans révolte pourtant sans cris de haine
Sans applaudissement aussi
936. Je sais trop bien à présent que ces lignes
Ne changeront plus rien à mon sort
Mais vrai j’ai trop beuglé les aubes sont marrantes
Prose de l’Hyperborée,
Editions Temps Mêlés, Verviers (Belgique), 1974