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Le bar à poèmes
11 janvier 2022

Danielle Collobert (1940 – 1978) : Dire II (3)

 

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Dire II

 

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l’habitude de la douleur déjà – et parfois

même l’aider – la prolonger – arracher avec

les mains – ou mordre avec les dents – se

servir aussi des murs – par frottement sur les

aspérités – les angles aigus – dans l’aube –

dans la lumière encore vague – les yeux encore

aveugles – se préparer pour le réel

 

du sol à la chaise – et puis les murs - ou le

sol à nouveau – si peu d’interruption – si peu

de possibilité -  quelquefois certains jours la

pièce se renverse – perte de l’équilibre – savoir

si on ne se met pas à marcher sur les murs –

malgré les repères -  on ne sait plus – s’épaissir

pour rouler d’un mur à l’autre – sol et plafond

confondu – jouissance de remplir l’espace dans

sa totalité – plus de vide – plus de place pour

rien d’autre – pas de plus grande jouissance

possible sûrement – pour le moment – si le

jour s’arrêtait là

 

mais non – çà continue – le bruit des mots

dans l’espace soudain rétréci – ramené aux

limites – le temps s’écoule à nouveau au rythme

des syllabes – des silences – seule sensation

du temps ainsi – l’écoulement lent de la détresse

- le tressaillement incontrôlé comme ponctuation

- et la perte d’équilibre parfois – au milieu

des cercles décrits – retour au même point

ratage – incompréhension – comment ces

ratages – ces détours – comme une maladie

du mot – un pourrissement intérieur – la

contamination profonde peut-être – de naissance

peut-être – rien à faire – se laisser prendre –

ou toute la vie pour résister – enfin le temps

maintenant – seulement – consacré à ça –

avant - rien – ou si peu – tellement flou –

pas encore abîmé – et maintenant – pour

quelque temps – essayer de s’y rattacher – une

tâche enfin précise – comme si ça pouvait

faire vivre un peu – quelque temps – bien que

ça aussi – on le sait – ne soit qu’une aide –

une apparence de nécessité – à laquelle on tient

ferme – solidement – se persuader chaque

matin – comme un rempart au sommeil – ou

bien au suicide – à la folie

 

à travers l’échec – l’impossible progression –

le souffle incroyablement s’apaise – se clarifie –

ne plus sentir le poids – la difficulté –

s’habituer au malaise – seulement respirer –

tenir au souffle – l’orchestre dans l’espace de

murs – dans le silence – ne plus entendre

d’autres sons – essayer d’imposer son

envahissement – sa voix – et enfin l’articulation

- pas encore un mot car il faudrait choisir –

mais un cri -  très doucement – pour ne pas

s’effrayer – la peur vient tellement vite  -

soudain

 

l’impuissance tout le temps – il faudrait beaucoup

plus de sécurité – essayer d’en rester au souffle

au cri – ce qu’il y a de plus sûr peut-être –

mais à l’intérieur même – l’effritement – le

souffle heurté – le cri cassé – brisé –

pourquoi – rien d’autre que crier – mais ne

pas pouvoir – ne pas y arriver – essayer des

journées entières – assis sur sa chaise – respirer

fort – longuement – une fois – et puis après

doucement au début du cri -  une boule d’air

lancée du fond - qui remonte

de quelle profondeur – presque un sifflement –

et le cri s’ouvre – s’amplifie – émerge du

creux béant – et en courbe – retombe – les

lèvres restent ouvertes sur rien – même plus

d’air – la sécheresse du vide – le visage ainsi

figé – vidé – comme ancré déjà dans la mort –

le sentir ainsi – impression diffuse

 

ou bien ne pas le sentir vraiment – pas même

ce qui se passe à l’intérieur – sentir seulement

monter le souffle de loin – si l’on pouvait –

quelle sensation de vie sûrement – mais il reste

là en suspens dilué – irréel – là non plus –

rien à faire – remonter encore un peu en arrière

- le plus loin possible – avant le souffle même

ce qu’il pourrait y avoir avant – être blanc

dans le silence -  peut-être – ne pas savoir

 

sans issue ainsi – et pourtant c’est sans doute

l’essentiel -  tout au fond – au loin – aller

en reconnaissance de ce côté – s’il n’y avait

pas la peur déjà – ou si ce n’était ça l’angoisse –

peut-être –

 

longtemps chercher – par tâtonnement –

approche – s’avancer parmi les débris – sans

rien reconnaître – avec tant d’horreur - tenter

de se retrouver là – ne trouver de ressemblance

avec rien d’habituel – de normal – aucune

forme – c’est presque ça – sans forme – sans

lumière – dire c’est moi – et ne rien recouvrir

de ces deux mots – deux sons – à peine

prononcés – à peine saisis – et plus rien –

pas même une fraction de seconde – le temps

d’une évidence – toujours au-delà - à côté –

non – pas même à côté – ce qui voudrait encore

dire qu’il y avait quelque chose pas loin – qu’on

pouvait peut-être y arriver – avec effort – en

se déchirant un peu plus – un peu mieux - en

somme une possibilité encore de sortir du flou –

de l’insaisissable

 

limite de la déchirure – écarter les plaies

toujours un peu plus – ouvrir les blessures –

plus profond – plus large – en sachant que

c’est san fin – sans apaisement – nécessaire

seulement à la recherche continuelle

 

reprendre – avant la certitude de l’impossibilité

- reprendre chaque jour les tentatives pour y

arriver – inlassablement – ça n’a jamais

cessé – depuis la première fois – au début –

comme une seconde naissance – le long de la

mer – le long d’une baie ou la mère déferle

avec violence – tout le temps – marcher pendant

des jours – entre la ligne de mer et les marais –

pas un arbre – pas une maison pendant des

jours - jusqu’à l’épuisement – l’abandon – la

solitude au monde – la peur pour la première

fois – collée pour toujours au corps – fin du

souvenir – fin de l’innocence

 

être ici – entre les murs blancs – la tentation

si forte de s’enfuir – insupportable – appeler

au secours le bord de mer – ou un autre souvenir

- vite – s’y noyer – se dissoudre

 

la mémoire qui reprend - faiblesse sous-

jacente – on ne tient pas longtemps – çà raconte

de nouveau – ainsi ne plus rien sentir - ça

repose – tellement envie de se laisser faire –

des phrases – la douceur – tout fond – tout

s’amollit – perdre son temps à lutter contre ça

- le ramollissement – essayer d’oublier le

plus possible – ne pas retomber dans cette  boue

- être là – juste à l’instant même – quelque

part – rien que ça – au moins – pouvoir se

localiser vraiment – même pour un instant –

déjà une approche – pouvoir se maintenir un

peu dans le présent – peut-être si la sensation

était plus forte – si on pouvait être sûr que c’est

bien ça le présent – qu’on  ne déborde pas déjà

- à la seconde où l’on essaie de se fixer là –

dans cette position – dans cet endroit du temps

- dans le creux – s’y maintenir

...................................................................

 

 

Dire I- II

Editions Seghers / Laffont (Change), 1972

De la même autrice : 

Survie (07/08/2016)

Dire II (1) (11/01/2020)

Dire II (2) (11/01/2021)

Dire II (4) (11/01/2023)

Dire II (5) (11/01/2024)

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