Mikhaïl Iourievitch Lermontov / Михаил Юрьевич Лермонтов (1814 – 1841) : La patrie / Родина
La patrie
Non, j’aime ma patrie, mais d’un amour bizarre
Dont ma raison ne peut venir à bout.
Ni le sang versé pour sa gloire
Ni l’orgueilleux repos qu’elle affiche partout,
Ni les chants familiers de ses siècles de flamme,
Rien n’éveille ma joie, rien ne me touche l’âme.
Mais j’aime – allez savoir pourquoi -
Ecouter le silence de ses plaines
Et le tangage infini de ses bois
Et ces fleuves sans bord comme des mers lointaines
J’aime, d’un long regard perçant l’obscurité,
Me faire cahoter dans une cariole,
Cherchant les feux tremblants comme des lucioles
D’un village déshérité.
J’aime l’odeur des feux de chaume
Et les convois de tombereaux,
J’aime, au flanc des collines jaunes,
Les jeunes couples de bouleaux,
Et j’éprouve une joie particulière
A voir les foins dans un hangar,
Les toits de paille des chaumières,
Leurs contrevents sculptés sans art,
Er je suivrais, les nuits de fête,
Dans la fraîcheur de la rosée,
Les paysans qui, à tue-tête
Hurlent, dansant à s’épuiser.
1841
Traduit du russe par André Markowicz,
In, « Le soleil d’Alexandre. Le cercle de Pouchkine 1802 – 1841 »
Actes Sud, éditeur,2011
Le pays natal
Je l’aime, mon pays, d’un amour si puissant
Que la froide raison ne le pourrait comprendre,
Car ni la gloire, acquise au prix de notre sang,
Ni l’orgueil confiant, ni les vieilles légendes
Ne peuvent m’inspirer de rêves apaisants.
Mais, sans savoir pourquoi, seuls cependant m’émeuvent
Les steppes, leur silence étrange et souverain,
Les ondulations de ces forêts sans fin
Et, pareil à la mer, l’estuaire des fleuves.
J’aime les cahots de la télègue en voyage
Quand, dans l’obscurité, cherchant d’un vain regard
Un asile, je vois luire dans le brouillard
Quelques feux clignotants en de tristes villages ;
J’aime ces champs roussis, leur légère fumée,
Une steppe où bivouaque un nomade charroi,
Parmi tant de blondeurs, la colline embrumée,
Et le couple isolé de pâles bouleaux droits.
J’éprouve un vrai bonheur à voir la grange pleine,
L’isba au toit de paille, aux volets décorés ;
Le soir, jusqu’à minuit, je voudrais admirer
A la fête rustique une danse ancienne,
Les pas et les propos des moujiks enivrés...
Traduit du russe par Katia Granoff
in, « Anthologie de la poésie russe. »
Editions Gallimard (Poésie), 1993,
Du même auteur :
« De ma geôle ouvrez-moi la grille… » (15/11/2015)
La voile / Парус (15/11/2016)
« Lorsque s’agite et joue la plaine jaunissante… » (15/11/2017)
Monologue / Монологa (15/11/2018)
« Adieu, Russie, patrie pouilleuse ...» / « Прощай, немытая Россия ... » (15/11/2019)
La mort du poète /Смерть поэта. (15/11/2020)
« Pareil au ciel, ton regard brille... » / « Как небеса, твой взор блистает... » (15/11/2022)
Родина
Люблю отчизну я, но странною любовью!
Не победит ее рассудок мой.
Ни слава, купленная кровью,
Ни полный гордого доверия покой,
Ни темной старины заветные преданья
Не шевелят во мне отрадного мечтанья,
Но я люблю — за что, не знаю сам —
Ее степей холодное молчанье,
Ее лесов безбрежных колыханье,
Разливы рек ее, подобные морям;
Проселочным путем люблю скакать в телеге
И, взором медленным пронзая ночи тень,
Встречать по сторонам, вздыхая о ночлеге,
Дрожащие огни печальных деревень.
Люблю дымок спаленной жнивы,
В степи ночующий обоз
И на холме средь желтой нивы
Чету белеющих берез.
С отрадой, многим незнакомой,
Я вижу полное гумно,
Избу, покрытую соломой,
С резными ставнями окно;
И в праздник, вечером росистым,
Смотреть до полночи готов
На пляску с топаньем и свистом
Под говор пьяных мужичков.
Poème précédent en russe :
Marina Tsvétaïeva / Марина Ивановна Цветаева: « Après une nuit sans sommeil... » / « После бессонной ночи... » (26/09/2021)
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