Pablo Neruda (1904 – 1973) : Sévérité / Severidad
Sévérité
Je vous condamne à chier le soir et le matin
lisant de vieux journaux et des romans amers
je vous condamne à chier repentir et mélancolie
et douceâtres après-midi jaunissants.
Je vous condamne à chier en corset et chemise
dans vos maisons à bicyclettes et canaris,
avec vos paires de fesses chaudes et bleues
et vos lamentables cœurs à échéance.
D’un monde naufragé sortent des faits sinistres :
fantômes mécaniques et chiens sans museau,
ambassadeurs gras comme des roses,
débits de tabacs noirs et cinémas avariés.
Moi je vous condamne à la nuit des dortoirs
à peine troublée de lavements et de songes,
de songes comme des eucalyptus à feuilles par milliers
et des racines trempées d’urines et d’écume.
Que je ne touche pas vos eaux sédentaires
ni vos réclamations intestinales, ni vos religions,
ni vos photographies suspendues avant l’heure :
parce que j’ai des flammes dans les doigts,
et des larmes d’infortune dans le cœur,
et des pavots mourants nidifient dans ma bouche
comme d’infranchissables dépôts de sang.
Et je tiens en horreur vos grands-mères et vos mouches,
je hais vos déjeuners et vos rêveries
et vos poètes qui chantent « la douce épouse »
et « les félicités du hameau » :
en vérité vous méritez vos poètes et vos pianos
et vos désagréables emmêlements à quatre jambes.
Laissez-moi seul avec mon sang pur,
avec mes doigts et mon âme,
et mes sanglots seuls, sombres comme des tunnels.
Laissez-moi le royaume des longues vagues.
Laissez-moi un vaisseau vert et un miroir.
Traduit de l’espagnol par Victor Martinez
In, Revue « Moriturus, N° 5, Août 2005 »
Editions fissile, 09310 Les Cabannes
Sévérité
Je vous condamne à chier le matin et le soir
en lisant des journaux périmés et des romans amers
je vous condamne à chier remords et mélancolie
et douces et jaunes tombées de la nuit.
Je vous condamne à chier en corset et en chemise
dans vos maisons pleines de bicyclettes et de canaris
avec vos paires de fesses chaudes et bleuies
et vos lamentables cœurs à crédit.
D’un monde effondré s’échappent des choses sinistres :
des engins mécaniques et des chiens sans museau,
des ambassadeurs gros comme des roses,
des bureaux de tabacs noircis et des cinémas en ruines.
Moi je vous condamne à la nuit des dortoirs
à peine interrompue par des irrigateurs et des rêves,
des rêves comme des eucalyptus aux mille feuilles
et des racines imprégnées d’urines et de mousse.
Ne me laissez pas toucher à vos eaux sédentaires
ni à vos intestinales réclamations, ni à vos religions,
ni à vos photographies accrochées à la hâte :
parce que moi j’ai des flammes dans les doigts,
et des larmes d’infortune dans le cœur,
et des pavots moribonds nichent dans ma bouche
semblables à des dépôts de sang infranchissable.
Je hais vos grands-mères et vos mouches,
je hais vos déjeuners et vos rêveries,
et vos poètes qui chantent « la douce épouse »
et « les bonheurs du bourg » :
en vérité vous méritez bien vos poètes et vos pianos
et vos irritants démêlés à quatre pattes.
Laissez-moi seul avec mon sang pur,
avec mes doigts et mon âme,
et mes sanglots solitaires, obscurs comme des tunnels.
Laissez-moi le royaume des longues vagues.
Laissez-moi un vaisseau vert et un miroir.
Traduit de l’espagnol par Waldo Rojas et Stéphanie Decante
In, Pablo Neruda :« Résider sur la terre. Oeuvres choisies »
Edition Gallimard (Quarto), 2023
Du même auteur :
Dernières volontés / Disposiciones (02/11/2014)
Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée / Veinte poemas de amor y una canción desesperada (02/11/2015)
Testament d’Automne (02/11/2016)
Hauteurs de Macchu-Picchu / Alturas de Macchu-Picchu (02/11/2017)
« Que ne t’atteigne pas l’air... » / « No te toque la noche... » (02/11/2018)
Le paresseux / El perozoso (02/11/2019)
La Ma Nounou / La Mamadre (02/11/2020)
« La grande pluie du Sud tombe sur Isla Negra... » / « La gran lluvia del sur cae sobre Isla Negra... » (02/11/2022)
« Oui, j’aime ce morceau de terre que tu es... » / « Amo el trozo de tierra que tú eres ... (02/11/2023)
Pays / Pais (02/11/2024)
Severidad
Os condeno a cagar de mañana y de noche
leyendo periódicos atrasados y novelas amargas,
os condeno a cagar arrepentimiento y melancolia
y suaves atardeceres amarillos.
Os condeno a cagar en corset y en camisa
en vuestras casas llenas de bicicletas y canarios,
con vuestras posaderas azules y calientes
y vuestros lamentables corazones a plazo.
De un mundo hundido salen cosas siniestras:
aparatos mecánicos y perros sin hocico,
embajadores gordos como rosas,
cigarrerías negras y cisnes averiados.
Yo os condeno a la noche de los dormitorios
interrumpido apenas por irrigadores y por sueños,
sueños como eucaliptos de mil hojas
y raíces mojadas en orines y espuma.
No me dejeís tocar vuestras aguas sedentarias
ni vuestras reclamaciones intestinales, ni vuestras religiones,
ni vuestras fotografías prematuramente colgadas:
porque yo tengo llamas en los dedos,
y lágrimas de desventura en el corazón
y amapolas moribundas anidan en mi boca
como depósitos de sangre infranqueable.
Y odio vuestras abuelas y vuestras moscas,
odio vuestros poetas que escriben sobre "la dulce esposa",
y "las felicidades de la aldea":
en verdad merecéis vuestros poetas y vuestros pianos
y vuestros desagradables enredos a cuatro piernas.
Dejadme solo con mi sangre pura,
con mis dedos y mi alma,
y mis sollozos solos, oscuros como túneles.
Dejadme el reino de las largas olas.
Dejadme un buque y un espejo.
Paloma por dentro
1934
Texte précédent en espagnol :
Monica Mansour : je dis que le monde... » / « yo digo que el mundo... » (07/10/2021)
Texte suivant en espagnol :
Blas de Otero : Fidélité : Fidelidad (02/11/2021)