Frédéric-Jacques Temple (1921 - 2020) : Profonds pays (I)
Profonds pays
I
PARAGES
Nous sommes de cette terre
dans la douce respiration
sans relâche
de la mer
les embruns
nourrissent le thym
nous vivons
dans le chant solaire
de ces lumineux parages
lourds de fragrance
et de sel
JUBILATION
A moi les cistes blancs ou pourpres
illuminant la rude peau
de ce profond pays
A moi, les altiers candélabres
des asphodèles
sur la garrigue ladre
et la joie de l’aurore
AUBE
Attardée
une dernière étoile
moribonde
écoute le pipeau du petit-duc
Le soleil
à peine éclos de son absence
foudroie les genévriers
dont l’épaisse senteur
épouse le parfum
du miel sauvage
au secret
dans les arbres creux
ETE
Une couleuvre de chaleur
ondule
souveraine
dans les rudes kermès
parmi les reliques
des campements oubliés
nos pieds blessés
par la caillasse
comblent le vide
de nos pensées
sonores
fusent les mouches
à travers la fournaise
du silence
je garde en moi les nuits d’été
où montait la respiration marine
qui berçait le sommeil terrible
des peuples sans histoire
EXIL
Femme lointaine
est ma langue première
dont je suis en exil
dans la froide lumière
des étoiles perdues
ORDRE DU CIEL
Le maître vent tutélaire
grand prêtre des oblations solaires
réglera toujours nos humeurs
sous le regard fardé des troupeaux
condamnés à leur rêverie d’herbages
DANS LE JARDIN
à Catherine Poitevin
J’entre dans le jardin
les cinq sens en éveil
je vois
les passeroses
les lilas
en apothéose
je caresse
la pruine
des reines-claudes
je goûte
la tomate en chaleur
je respire
les coings
à véraison doré
j’entends
la courtilière
creuser
et les figues chuter
dans le soleil
SOUS LES BRANCHES
Coule, roucoule la rivière
musique à l’infini
dans les blondes saulaies
de l’enfance
où dansent les agrions
L’yeuse crépue
le rouvre altier
règnent dans le soleil
et les marsaults
vacillent
au vent d’orage
A l’ombre pâle des fayards
écorce de cendre
lourdes faines rousses
dans la moiteur des mousses
et des brandes
apparaît la chanterelle
CE QUE DIT LE VENT
Que dit le vent
le vent d’autan
dans ses rideaux de pluie
chargés d’oiseaux virtuoses
des tempêtes ?
Que dit la tramontane
balayeuse des blanches drailhes ?
Que dit le pesant sirocco
charroyant sur la mer endormie
le sable fauve des areg ?
Au comble de sa liberté
indifférent
le vent gouverne.
ESQUISSES
A perte de vue
la toison de cendre verte
illuminée d’asphodèles
*
Immémorial
meurt le soleil
dans l’aube
du crépuscule
*
Une bouffée de vent
lustre les roselières
où mugit
le butor étoilé
*
Mes pas
dans ceux d’Ulysse
effacés par la vague
intemporelle
*
Dans un bosquet
d’arbousiers
rampe le musc
des chèvre-pieds
SANGLIER
Dans le fracas des bois brisés
borborygmes grognements
râpe des durs onglons
sur les ravines caillouteuses
il surgit groin ravageur
hirsute boudoir hostile
ses petits yeux furtifs
perçant l’ombre des halliers
Sa fauve odeur fécale
épouse l’aigre suint
le sperme l’urine sauvage
sur les mortes broussailles
Ecaillé de boue rugueuse
d’écorce de paille sèche
il défonce les ronciers
et s’effondre foudroyé
il gît dans le poids du silence
sous l’inefficace toison
au comble de sa porchaison
pour nos blandices
VERGER
Des lichens vert-de-gris
rongent
dans ce verger
un prunier fatigué
témoin de ma naissance
L’EGLANTIER
à Jean-Vincent Verdonnet
Sur le vieux mur du cimetière
du village qui sommeille
un églantier défie le temps
L’été s’empare de l’enclos
où règnent la mort et la vie
Le souvenir s’épanouit
parmi les douces fleurs sauvages
priant pour le salut du monde
LA TRUITE
à Joël Bastard
Mon regard des vieux jours
se coule
dans la dernière serpentine
qui s’enfuit vif-argent
du même antique pont
où mon oncle lançait
et relançait sa ligne
pour cajoler la truite
claire obscure
qui depuis toujours le narguait
Las d’une si vaine attente
son espoir lentement se perdait
dans les longues herbes rouges
ondulant
au fond des remous du rêve
Au même soleil dansent
d’éternels éphémères
et les agrions en amour
sur les tièdes rochers velus
ENCLOS
En cet enclos
les chaudes passeroses
poudrent de leur pollen
les vibrantes cétoines
L’INCONNU
Un jour j’ai pris la route ancienne
à travers prés friches lavognes
jusqu’au village
où gît sous une dalle
dans la fauve glèbe ruthène
le père du père de mon père
Je ne connais pas son visage
la couleur de ses yeux
s’il avait une barbe d’empereur
ou les nobles gauloises
des paysans en vareuse bleue
qui ont offert à mon enfance
leur senteur de luzerne et de lait
Tintait pour moi la même cloche
qu’au morne jour de son glas
le soir ou le matin
d’un hiver immobile de neige
parsemé de corneilles
ou d’un été de blés roux
dans les coquelicots en fanfare
J’ai marché sur l’herbe grasse
de ses berges coutumières
entre les vergnes et les saules
respirant la sombre odeur
lumineuse des truitelles
et dans les fayards s’envolait
le rire moqueur du pivert
que je n’avais pas oublié
PRINCE DE LA BRACONNE
à Robert Thomas
Sous mes pas, l’âcre parfum des herbes froissées se mêlait à l’odeur puissante
des renards dans leur quête nocturne. La sente, au secret blafard d’une aube,
menait vers les lacets de cuivre posés la veille sur les erres de routine. Le premier
collet était encore en place. Un autre, lié à un rameau de térébinthe, avait disparu,
emporté par un blaireau sans doute. Plus loin dans un roncier me parvint la plainte
aiguë, convulsive, d’un lapin désespéré. Un coup sur la nuque, et vite au fond de la
musette. Un second gisait, encore chaud, la tête rongée par un putois. Prince de la
braconne, je suis parti, furtif dans le faux jour, avec le civet du dimanche caché sous
un fagot de thym.
LYNX
à Rino Cortiana
plus acérée que l’œil
l’odeur est aux aguets
sa menace en suspens
pèse sur la feuillée
l’imprévisible lynx
affirme sa présence
dans les épais lacis
de l’inconscience
le regard est aussi
une arme de patience
flèche sans repentir
dans le ressort du bond
DANS LA BAMBOUSERAIE
à Muriel Nègre
Ce léger friselis
non ce n’est pas la pluie
de l’aube
mais le vent frêle
de l’orient
dans la soierie des feuilles
altières
tintent les tiges
pour de graves prières
IMAGES DE LA GRANDE DRAILHE
à Robert Marteau
Attardée
une dernière étoile
moribonde
écoute le pipeau du petit-duc
*
La tête haute
dans le ciel de l’aube
nous foulons la folle avoine
en marge des blêmes rocailles
*
Le soleil
à peine éclos de son absence
foudroie les genévriers
dont l’épaisse senteur
épouse le parfum
du miel sauvage
au secret
dans les arbres creux
*
Sonores
fusent les mouches
à travers la fournaise
du silence
Au ras des herbes
s’étoile la rude cardabelle
le ciel grandit
le miaulement d’un épervier
*
Nos pieds blessés
par la caillasse
comblent le vide
de nos pensées
*
Une couleuvre de lumière
ondule
souveraine
parmi les buis
amers
*
Profonde mémoire
la grasse odeur
laineuse des brebis
berce nos somnolences
Profonds pays
Editions Obsidiane, 89500 Bussy-le-Repos, 2011
Du même auteur :
La prison de Socrate (13/10/2014)
Un long voyage (13/10/2015)
Profonds pays (II) (15/05/2018)
Westbound (14/05/2019)
Thessalonique (15/05/2020)
Northbound (01/11/2020)
Sud (15/05/2021)
Profonds pays (III) (15/05/2022)
Caravane (15/05/2023)
Profonds pays (IV) (15/05/2024)