Rabindranath Tagore / রবীন্দ্রনাথ ঠাকুর (1861 – 1941) : Cygne (XXVII – XXXVII)
Cygne
(XXVII – XXXVII)
XXVII
Mon Roi m’est encore inconnu,
C’est pourquoi quand il réclame son tribut
J’imagine comme un imbécile que je le tromperai
Prenant la fuite pour payer mes dettes !
Mais où que je fuie avec tout le secret,
Derrière le travail du jour, derrière les rêves,
Son appel à chaque souffle me poursuit.
Ainsi ai-je appris que je n’étais pas inconnu à mon Dieu,
Que mon dernier refuge même
Je l’avais perdu, en raison de mon endettement sans limites.
C’est ainsi que je suis poussé à donner mon tout
A ses pieds, à travers la vie et la mort.
Alors seulement je trouverai ma vraie demeure en son royaume,
Ma propre force
Mon propre droit.
XXVIII
Tu as donné le chant de l’oiseau, il chante son chant, et ne peut donner plus.
A moi Tu as donné la voix, et je te donne plus, je crée mes chants.
Tu as fait le vent libre en sorte que ce serviteur de Toi soit par nature sans
chaînes,
A moi tu donnas à porter mille sortes de fardeaux.
Avec eux je marche en peinant sur un chemin bossu ou droit,
Je me délivre à chaque mort,
Un jour j’apparais à tes pieds
Les bras libres, libres pour te servir seul !
C’est ainsi que tous les liens, j’en use pour ma libération.
Tu n’as donné que sourire à la face de la pleine lune,
Elle verse de doux rêves, et la terre est baignée de son nectar céleste.
Mais tu couvres mon front brûlant – avec la souffrance.
Je le lave, le purifie, ce sont mes larmes,
Je transforme la peine en joie, et l’apporte en offrande à Toi
Après la fin du jour, dans la nuit de l’union.
Tu n’as fait que créer ce monde terrestre avec la lumière et la ténèbre,
Et tu m’as mis au centre les mains vides,
Et tu ris derrière le rideau du vide
Car tu m’as donné la grande obligation de créer avec la terre ton ciel !
A tous tu as donné, tu n’as fait que donner, de moi seul tu demandes, tu
mendies !
Quand tu descends du trône élevé, tout ce que j’offre par amour tu le prends en
ton propre cœur ;
Quelque chose que tu aies répartie à mes mains petites
Tu la reçois dans ta main, elle est accrue et transformée.
XXIX
Quand Tu étais seul, livré à toi-même,
Alors tu n’avais pas découvert ton vrai toi-même.
Alors il n’y avait point l’anxiété du regard qui veille sur le regard,
Alors il n’y avais pas la poussée du gémissement, ni la tourmente du vent de
rivage en rivage !
Je suis venu, ton sommeil a pris fin.
Floraisons de joie et de lumière ont comblé le vide après le vide.
Tu m’as fait m’épanouir en bourgeons et fleurs,
Tu m’as bercé dans le bercement de la nombreuse Beauté,
Tu m’as essaimé en étoiles, puis recueilli dans ton sein,
Tu m’as caché pendant un temps parmi la mort,
Pour te réjouir à me retrouver sous une forme neuve !
Je suis venu – un tremblement saisit ton cœur-
Je suis venu – La souffrance a pris jour en toi.
Je suis venu, et avec moi ta propre joie pleine de feu,
Ton printemps sauvage, soulevant l’orage de vie et de mort !
Je suis venu – et à ton tour tu es venu, tu as regardé mon visage,
Tu as tremblé à mon toucher,
Tu as ressenti le toucher de ton Toi-même véritable !
Il y a timidité dans mes yeux, crainte dans mon cœur,
Un voile toujours dérobe mon visage,
Et les pleurs après les pleurs m’empêchent de te voir vraiment.
Cependant je suis sûr, mon Maître,
Que ton désir de m’apercevoir est infini,
Sinon pourquoi cette éternité de soleils et de planètes ?
XXX
Je suis parti nageant avec la pirogue de mon corps.
Je passerai cette rivière du temps, puis à la fin
J’abandonnerai la pirogue. Et alors ?
Je n’ai cure de savoir quelle lumière et quelle nuit surviendront alors.
Je suis un voyageur dans l’inconnu, c’est là ce qui fait ma joie !
Ce qui soulève, apaise l’inquiétude ;
A peine le connu, son attrait subtil, m’ont-ils entouré avec leurs liens durs
Que l’inconnu soudain réveille le conflit, et que mes liens dans l’instant se
dissolvent.
L’inconnu c’est mon capitaine au gouvernail, c’est ma liberté.
J’ai signé contrat avec lui pour l’éternité.
Eveillant la crainte au cœur, il affranchit de la crainte.
Mon cruel amant inconnu, il ne cède à nulle raison,
Aucun bon sens des bonnes vieilles gens ne l’enferme.
Mais il délivre la perle, en brisant la coquille de pierre !
Rêvez-vous aux jours qui ne sont plus ? S’ils revenaient ?
Si votre barque pouvait toucher encore une fois l’ancienne rive !
Mille fois non ! Ma barque ne touchera plus l’ancienne rive.
O effrayé par ce qui est devant ! La chose par derrière ainsi t’attacherait
toujours,
Infortuné ! Mais non, tous les liens se briseraient.
Voilà le coup du gong. Laisse tes fidèles, Poète.
Les vagues dansent à marée haute. Mets à la voile.
La figure cachée du Bien-Aimé reste cachée,
Mon cœur est douloureux d’attente,
Où, sous quelle merveilleuse forme vais-je rencontrer mon inconnu,
Traversant quel océan ? Sur quelle plage ? O indicible nouveauté ?
XXXI
Ton monde est à toi, ô mon Maître !
Il gît à tes pieds pour toujours.
Il n’y a nulle part de place
Pour le manque ou pour le désir.
Tu es plein, tu es parfait,
Voici pourquoi dans la plénitude
Tu manques de ta propre joie !
Voici pourquoi tu as transféré tes richesses
L’une après l’autre en mes richesses,
Ainsi le trésor entier se refait
Eternellement nouveau pour le Maître !
Voici pourquoi jour après jour
Tu rachètes ton Jour levant
Dans mon regard qui l’adore.
C’est ainsi que jour après jour
Tu essaies la pierre de touche
De ton Amour sur mon cœur,
Qui transforme mon cœur en or.
XXXII
La nuit est venue à moi, avec les lumières enfuies,
Portant des diamants dans sa brillante toison sombre.
Je les réunis en guirlande sans fil, je les cache autour de mon cou !
Sur les berges solitaires de Padmâ
Silencieuses à cause du sommeil de ses oiseaux sauvages,
La nuit a traversé le ciel
Pour donner à ma face inclinée le contact et la bénédiction.
Oh comme elle a lancé dans l’océan sans vagues du ciel
Ses mystiques bateaux sombres d’étoiles !
Comme elle a fait tomber, de son corps lourd par le sommeil, ses vêtements
d’or sur le large espace du soir !
Et comme à la fin, poussant son char aux chevaux sombres,
Le long de la voix laiteuse éclairée par sept étoiles saintes,
Elle prend congé, laissant après elle la poussière dorée de l’aube.
Mais quel contact amoureux demeure au front du Poète !
En ton Eternité entière il n’y eut jamais une telle nuit,
Non, il n’y en aura jamais une semblable !
Et c’est ainsi, ô Maitre, que tu rajeunis tes vieux trésors.
Dans un moment éternel, dans le petit espace d’un instant.
XXXIII
Je sais que Tu entends, que tu comptes mes pas, la nuit, le jour,
Que tu regardes mon chemin dans la joie et l’inquiétude.
Ta joie s’ouvre au point du jour du ciel d’automne,
Ta joie se précipite avec l’immaîtrisable extase
En un ouragan de fleurissement !
Et plus je m’approche de toi
Découvrant, reconnaissant sentier après sentier,
Plus joyeusement danse ton océan près de mon sentier !
De vie en vie mon lotus ouvre sa fleur dans le lac de ton âme,
Déroule son voile, peu à peu ;
C’est pourquoi les soleils font leur rotation autour du lotus
Perdu dans son émerveillement !
Ton univers est une éclosion lumineuse, et remplit ta paume divine,
Ton ciel timide toujours courtise mon petit ciel caché,
Et pétale après pétale, il ouvre le bouton de mon amour !
XXXIV
Tout à fait soudainement, la fenêtre de mon âme s’est ouverte
Vers Toi !
J’oubliai tout mon travail – dans le doux jour du matin,
Je regardai, je regardai distraitement
Je découvris que tu avais écrit sur toutes les fleurs et feuilles du printemps
Mon nom,
Le nom par lequel tu me nommes amoureusement !
C’est pourquoi je regardais distraitement – dans le doux jour du matin,
Oubliant tout mon travail.
Tout à fait soudainement plusieurs notes de mon chant s’envolèrent
Vers ton chant.
J’ai découvert que tout mon chant était chargé de lumière matinale
Par tes chants !
Il semblait que ma vie seule
Emplît ton monde de musique !
Ces chants à moi, comment les apprendre à tes pieds ?
C’est pourquoi je regardais distraitement – dans le doux jour du matin,
Oubliant tout mon travail.
XXXV
Le ciel matinal gonflé de larmes par les rosées,
Les pins sur la rive pleins et vifs de lumière
Comblent complètement mon cœur !
Ainsi je sens
Cet univers flotter comme un lotus heureux
Dans Ton âme, lac sans fond ;
Ainsi je sens
Que je suis le mot de ton mot
Que je suis le chant de ton chant
Que je suis la vie de ta vie
Que je suis la lumière toute-conquérante éclatant du bouton des ténèbres !
XXXVI
La boucle courbée de la rivière Jhilam, brillante à l’éclat du couchant
Devient terne avec le soir comme le sabre courbe en son fourreau.
Après le flux du jour, le reflux de la nuit
Accourt, et les flottantes fleurs-étoiles sur les eaux noires.
Au bas des collines de nuit
Les rangées des pins Deodars de l’Himalaya :
Il semble que toute la création s’efforce de parler en rêve
Mais ne puisse parler clairement,
Ainsi des masses de sons sans voix gémissent dans le sombre !
Brusquement j’entendis à cette heure er parmi le ciel du soir
Sur le vaste abîme, l’éclat, l’éclair du son
Qui glisse aériennement d’une fin à l’autre fin :
Ô nuées de cygnes !
Vos ailes rendues ivres par l’esprit d’orage
Submergeaient pour ainsi dire le ciel avec leur rire joyeux et sauvage
Et réveillaient des vagues d’étonnement dans l’océan d’air !
Le son de vos ailes ! comme le bruit incarné des nymphes célestes
Rompaient le grand vœu du silence ascétique ;
Une palpitation passait à travers le corps des collines
Qui ceint l’obscurité,
Et toute la forêt muette des Deodars tremblait.
Il semblait que le message des ailes pour un instant
Apportait une folle soif
De mouvement
Dans le cœur des montagnes toujours sans mouvement.
Les collines devenaient les nuages flottant sans but de Baiçakh.
Les rangées d’arbres rompaient leurs amarres avec la terre
Et se perdaient dans leur recherche à la limite des cieux.
Etendant ainsi leurs ailes, suivant la trace du son.
Le rêve du soir se brisait,
Il surgissait une poussée de désir intense jusqu’à mourir
Vers l’au-delà !
Ailes vagabondes
Par vous l’âme de l’univers renvoyait le cri de tous les côtés :
Par ici !
pas ici !
quelque part ailleurs !
O nuées de cygnes, ce soir
Vous avez soulevé pour moi le manteau du silence,
Et j’entendis dans la profonde profondeur sans voix
Sur la terre, dans l’eau et l’espace désert,
Partout j’entendis ce même battement d’ailes rebelles
L’herbe, la plante battant de l’aile dans la terre-ciel,
Et des millions de germes ouvrant souterrains leur aile de cygne !
Je vois aujourd’hui comment ces collines et forêts
Se propagent, sur des ailes impétueusement libres,
De rive en rive, et d’inconnu en inconnu !
Et les ténèbres tremblent, criant convulsivement vers la lumière
Sur les ailes palpitantes des astres cygnes !
J’entends appels sur appels de l’homme, lancés sur des voies invisibles
Du passé confondu à l’avenir pas encore né.
Ainsi j’entends dans mon cœur voler avec tous ses compagnons ailés
Cette âme, cet oiseau sans demeure
Qui jour et nuit, par lumière et ténèbre, d’une rive connue à l’autre ignorée,
s’en va !
Tout le vide est empli par le Cosmos ailé et par son chant unique :
Pas ici !
pas ici !
autre région !
ailleurs !
XXXVII
Indifférents, pauvres d’esprit ! Entendez-vous au loin le défi de la mort ?
Débordement des larmes, écoulement du sang de mille cœurs,
Montante inondation de feu et souffle-poison des nuées d’orage,
Et baiser fou de la mort pour la mort, dont les heurts font s’évanouir la terre et
le ciel –
A travers la tornade, il faut pousser sa barque vers une autre rive !
Le Capitaine appelle, l’ordre est donné !
Il est passé le temps de se balancer sur l’ancre dans le port,
Le temps de trafiquer de vieilles marchandises.
La Fraude grandit, la réserve de vérité s’est épuisée, voilà pourquoi le
Capitaine appelle :
« Au cœur même de l’orage ! vous conduirez le bateau jusqu’à la côte
nouvelle ! »
Et quittant leurs maisons dans une chaude hâte, voici les rameurs.
« Veilleur, que dis-tu de la nuit ? Quand s’ouvriront les portes d’aube ? »
Chaque âme en posant la question se réveille de son sommeil et crie étranglée
par la peur ;
La masse des nuées d’orage couvre le jour ; et nul ne sait
Si la nuit dure ou si la nuit est dépassée.
Les vagues grosses sont sur l’horizon d’écume, et le Capitaine
Crie : « Le bateau doit traverser jusqu’à l’autre rive de mer ! Qui veut venir ? »
Les mères pleurant à l’écart, les femmes sur le seuil, fermant les yeux par excès
de douleur ;
Le cri déchirant de la séparation mêlé à l’orage qui tonne ! Et dans une maison,
dans une autre le lit du bien-être est vide !
Car l’ordre est venu : « Mettez à la voile ! Le temps n’est plus de reposer au
port ! »
Le bateau qui fait écume est posé dansant sur le cœur de la mort.
Le temps n’est plus de demander : y aura-t-il un ponton, quand l’aborderai-je ?
Cela seul est sûr que le bateau mis en mer, livré aux batailles des vagues, doit
traverser,
Que les voiles sont larguées, les rames maniées durement,
Et qu’il n’est pas question de vie ou de mort puisque l’ordre est donné, le
bateau parti, le port dépassé !
La côte est inconnue, la terre est étrangère et pour cette région fut poussé le
formidable appel par la voie de l’orage sous le vides céleste !
Mais le chant de la mort occupe les chemins vers cette terre neuve. Peines,
péchés, méchancetés du monde, et toutes les larmes,
Poisons de la jalousie ! crèvent, débordent le rivage,
Elèvent une insulte au ciel profond !
Pourtant il faut pousser le bateau plus avant ! tandis que le cri sans espoir corne
à nos oreilles ! et qu’un chagrin terrible encombre notre tête ! Et que le
coeur plein d’un espoir indomptable malgré tout !
Allez, ô frappés par le Destin, héros sans peur ! Qui accusez-vous, mes Frères ?
Courbez la tête.
Ce mal c’est le mien, le nôtre et celui de chacun. La souffrance du cœur de
Dieu
Prends forme à travers les temps en ces terrifiants nuages :
La lâcheté du lâche et la défiante injustice du puissant, et l’avarice dure de
l’avare, et l’éternel mécontentement de celui qu’on a dépossédé,
Et l’orgueil tragique de la nation !
D’autres semblables injures sont jetées dans le sanctuaire humain, d’autres
injures ont jailli du cœur de la Providence !
Que l’orage s’écroule donc avec un craquement ! que les vagues de l’océan
s’élèvent aussi en tonnerre !
Que tous les traits lancés par l’homme arrivent à leur épuisement !
Mes amis n’ayez souci ni de la calomnie, ni de la froide impeccable honnêteté !
Ce qu’il faut, dans le déluge de destruction,
C’est toucher la rive de la création nouvelle, agitant le drapeau du Nouveau-
Triomphe !
J’ai vu la souffrance sous des formes renouvelées, j’ai vu le péché sous des
déguisements changeants,
En tout temps le courant de vie éprouva les remous du mécontentement,
Et la mort joue à cache-cache à travers le monde entier, -
Mais ils ne font que passer, moquant ta vie pour un court instant,
Aujourd’hui ils ont assumé la stature colossale, mais regarde-les, confronte-
les,
Et prononce en ton cœur tranquille : Non, je n’ai pas peur de toi
Je t’ai vaincu de joue en jour et dans la vie,
Je suis plus vrai que toi ! Pour cette fois je donnerais ma vie :
« Vraie est la Paix, vraie la Bonté, vraie l’Eternelle Unité ».
Si l’immortalité n’était pas conquise, au profond cœur de la mort,
Si la vérité n’avait pas trouvé sa forme en luttant contre la souffrance,
Si le péché ne succombait pas en honte de sa propre vue,
Si l’orgueil ne s’écroulait pas sous le poids de son insupportable équipage,
Alors pourquoi seraient ces armées d’errants,
Sous quel aiguillon plein d’espérance fuiraient-ils vers le néant
Disparaissant comme la nuée d’étoiles devant la lumière du matin ?
Le fleuve du sang des héros et le flot des larmes des mères seraient perdus dans
la terre et le ciel ne se gagnerait point en échange ?
Le Comptable Eternel
Ne songerait plus à payer cette immense charge de dettes ?
Le jour ne luirait pas après la pénitence nocturne ?
Et quand l’humanité aura brisé le joug de cet univers périssable à travers sa
souffrance atroce et parmi sa mort,
La gloire de la Divinité ne se manifesterait point afin de justifier toutes ces
choses ?
Traduit du bengali par Kalidas Nag et Pierre Jean Jouve
Librairie Delamain, Boutelleau et Cie, 1923
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