Alexandre Blok / Алекса́ндр Алекса́ндрович Блок (1880 – 1921) : Sur les champs de Koulikovo / НА ПОЛЕ КУЛИКОВОМ
Sur les champs de Koulikovo
Entre le Don et la Népriadva s’étend
le champ de Koulikovo. C’est là qu’au
XIVéme siècle les Russes ont livré leur
première grande bataille, pour secouer
le joug tartare.
I
Le fleuve morne étale et roule sa paresse,
Il baigne ses rivages,
L’argile triste et roux de ses falaises et la détresse
Des meules dans la steppe.
O ma Russie, ma femme, dans la douleur qui sèche
M’apparaît notre long chemin.
Jadis la volonté tartare d’une flèche
Nous l’a tracé en perçant notre sein.
Ce chemin passe par le désespoir des plaines,
Russie, par ton désespoir.
Mais de l’obscurité nocturne où va la haine
Je ne crains plus le noir.
Qu’il fasse nuit. Nous arrivons, scintille
La steppe de nos feux de camp
Dans la fumée, notre bannière brille
Face aux armes du Khan.
C’est l’éternel combat ! La paix, dans la poussière
Et le sang n’est qu’un rêve falot.
La cavale sauvage, écrasant la bruyère
Passe au galop.
Course sans fin. Verstes et précipices …
Arrête-toi, attends !
Et passent des nuées épouvantées et glissent
Sur l’horizon sanglant.
L’horizon est sanglant. Et la douleur ravage
Mon cœur ! Pleure, pleure à sanglots,
Il n’y a pas de paix ! La cavale sauvage
Passe au galop.
7 juin 1908
II
Nous nous sommes arrêtés dans cette plaine
Il n’est plus question de reculer.
Les cygnes ont lancé leur plainte lointaine
Les voilà qui se reprennent à crier.
Sur la route, une blanche pierre
Nous présage un malheureux destin
Les païens sont là – notre bannière
Ne flottera plus dans le matin.
Et courbant la tête vers la terre
Mon ami me dit « Prépare-toi,
Comme moi fourbis ton cimeterre
Pour demain, pour notre Saint Combat ».
Je ne suis ni le premier, ni le dernier
Mon pays sera longtemps en peine.
Mon épouse portera mon deuil
Qu’elle prie pour moi et se souvienne
8 juin 1908
III
Cette nuit, Mamaï avec sa horde
A bloqué les ponts,
Tu étais auprès de moi dans l’ombre
Tu savais, ou non ?
Sur les bords du Don, sombre et sinistre
Dans la nuit des champs,
Au milieu des voix des cygnes tristes,
J’évoquai Ton chant.
Dés minuit, le Prince obligeait l’armée
A se fortifier,
Ah qu’ils étaient loin les pleurs de la mère
Contre l’étrier.
Les oiseaux de nuit faisaient leur maraude
Au lointain roussi
Les éclairs, sans bruit, brillaient à la ronde
Sur toute la Russie.
Au-dessus du camp tartare, les aigles,
Criaient au malheur
La Népriadva s’enveloppait de brume
Comme une mariée.
Tu es descendue vers moi, dans la brume,
Sans que bronche mon cheval
Tu portais une robe clair de lune
Comme pour un bal.
D’un rayon d’argent Tu traçais un signe
Au fil de l’épée.
Tu as rafraîchi ma lourde cuirasse
Sur mon torse épais.
Quand, au point du jour la horde sauvage
Vint nous attaquer
Sur mon bouclier, brillait Ton visage
Pour l’éternité.
14 juin 1908
IV
A nouveau la douleur séculaire
Fait ployer les épis vers le sol
A nouveau, par-delà la rivière
Retentit ton appel sans écho.
Où sont donc les manades sauvages
Disparues au galop de l’oubli.
Les passions déchaînées nous ravagent
Sous la lune au croissant rabougri.
Moi avec ma douleur séculaire
Je suis là, comme un loup affamé
Dois-je hurler à la lune précaire
Ou te suivre, sans savoir où aller ?
Et j’entends les échos de bataille
Les Tartars, leurs trompettes, leurs cris.
Au-dessus de ma terre natale
Calme et large s’étend l’incendie.
V
À nouveau sur le champ de Koulikovo
S’étend l’obscurité morose de la nuit.
Et comme d’un nuage menaçant
Elle a enveloppé le jour naissant.
Dans ce silence sans espoir et sans réveil,
Derrière la nuit, on n’entend pas, on ne voit pas,
Ni les échos tumultueux de la bataille,
Ni les éclairs des fabuleux combats.
Pourtant je reconnais bien les signes
Des journées fatidiques et cruelles.
J’entends à nouveau le cri des cygnes
Au-dessus du camp des infidèles.
Et je ne peux plus dormir en paix
Lorsque tant d’orages nous menacent.
Mon armure pèse sur mon cœur.
Mon heure est venue. Il faut prier
23 décembre 1908
Traduit du russe par Gabriel Arout
In, « Quatre poètes de la révolution »
Les Editions de Minuit, 1967
(I)
Le fleuve qui répand ses eaux tristes et lentes
Passe, lavant ses bords ;
Sur son escarpement d’argile jaunissante,
La meule attend et dort.
Russie ! Ô mon épouse ! Oui jusqu’à la souffrance
Notre chemin est clair...
Et la flèche tartare a dans sa violence
Traversé notre chair.
Dans la steppe un chemin menaçant, taciturne,
Nostalgique et sans fin
S’enfuit, et je ne crains pas même les nocturnes
Embûches du destin.
Dépêchons ! Dans la nuit de grands bûchers éclairent
Les lointains de nos champs ;
Le saint étendard brille aux fugaces lumières,
Et le sabre du Khan.
La bataille, toujours ! L’accalmie ? – Un mirage,
Dans la poudre et le sang.
Tu voles en avant, ô cavale sauvage,
Et piétines les champs...
Ces verstes sans répit, ces verstes obsédantes,
Assez ! fais halte ! Attends !
De grands nuages vont et vont dans l’épouvante,
Le ciel est comme en sang
7 juin 1908
(V)
LA PLAINE DE KOULIKOVO
Au champ Koulikovo encore
Se répand l’épaisse pénombre,
Eteignant la naissante aurore
Sous un nuage morne et sombre.
Dans le silence de la nuit,
Parmi les ténèbres sans faille,
On ne distingue plus le bruit
Ni les éclairs de la bataille.
Pourtant, je reconnais les signes
Des jours altiers, des jours féconds,
Sur le champ ennemi nos cygnes,
Leurs clapotis et nos clairons.
Un cœur vit-il sous le boisseau ?
Vois, les nuages s’agglomèrent !
L’armure est lourde avant l’assaut...
C’est ton heure ! Fais ta prière !
23 octobre 1908
Traduit du russe par Katia Granoff
in, « Anthologie de la poésie russe. »
Editions Gallimard (Poésie), 1993,
НА ПОЛЕ КУЛИКОВОМ
1
Река раскинулась. Течет, грустит лениво
И моет берега.
Над скудной глиной желтого обрыва
В степи грустят стога.
О, Русь моя! Жена моя! До боли
Нам ясен долгий путь!
Наш путь — стрелой татарской древней воли
Пронзил нам грудь.
Наш путь — степной, наш путь — в тоске безбрежной,
В твоей тоске, о Русь!
И даже мглы — ночной и зарубежной —
Я не боюсь.
Пусть ночь. Домчимся. Озарим кострами
Степную даль.
В степном дыму блеснет святое знамя
И ханской сабли сталь...
И вечный бой! Покой нам только снится
Сквозь кровь и пыль...
Летит, летит степная кобылица
И мнет ковыль...
И нет конца! Мелькают версты, кручи...
Останови!
Идут, идут испуганные тучи,
Закат в крови!
Закат в крови! Из сердца кровь струится!
Плачь, сердце, плачь...
Покоя нет! Степная кобылица
Несется вскачь!
.
2
Мы, сам-друг, над степью в полночь стали:
Не вернуться, не взглянуть назад.
За Непрядвой лебеди кричали,
И опять, опять они кричат...
На пути — горючий белый камень.
За рекой — поганая орда.
Светлый стяг над нашими полками
Не взыграет больше никогда.
И, к земле склонившись головою,
Говорит мне друг: «Остри свой меч,
Чтоб не даром биться с татарвою,
За святое дело мертвым лечь!»
Я — не первый воин, не последний,
Долго будет родина больна.
Помяни ж за раннею обедней
Мила друга, светлая жена!
3
В ночь, когда Мамай залег с ордою
Степи и мосты,
В темном поле были мы с Тобою. —
Разве знала Ты?
Перед Доном темным и зловещим,
Средь ночных полей,
Слышал я Твой голос сердцем вещим
В криках лебедей.
С полуночи тучей возносилась
Княжеская рать,
И вдали, вдали о стремя билась,
Голосила мать.
И, чертя круги, ночные птицы
Реяли вдали.
А над Русью тихие зарницы
Князя стерегли.
Орлий клекот над татарским станом
Угрожал бедой,
А Непрядва убралась туманом,
Что княжна фатой.
И с туманом над Непрядвой спящей,
Прямо на меня
Ты сошла, в одежде свет струящей,
Не спугнув коня.
Серебром волны блеснула другу
На стальном мече.
Освежила пыльную кольчугу
На моем плече.
И когда наутро, тучей черной,
Двинулась орда,
Был в щите Твой лик нерукотворный
Светел навсегда.
4
Опять с вековою тоскою
Пригнулись к земле ковыли.
Опять за туманной рекою
Ты кличешь меня издали...
Умчались, пропали без вести
Степных кобылиц табуны,
Развязаны дикие страсти
Под игом ущербной луны.
И я с вековою тоскою,
Как волк под ущербной луной,
Не знаю, что делать с собою,
Куда мне лететь за тобой!
Я слушаю рокоты сечи
И трубные крики татар,
Я вижу над Русью далече
Широкий и тихий пожар.
Объятый тоскою могучей,
Я рыщу на белом коне...
Встречаются вольные тучи
Во мглистой ночной вышине.
Вздымаются светлые мысли
В растерзанном сердце моем,
И падают светлые мысли,
Сожженные темным огнем...
«Явись, мое дивное диво!
Быть светлым меня научи!
Вздымается конская грива...
За ветром взывают мечи...»
5
Опять над полем Куликовым
Взошла и расточилась мгла,
И, словно облаком суровым,
Грядущий день заволокла.
За тишиною непробудной,
За разливающейся мглой
Не слышно грома битвы чудной,
Не видно молньи боевой.
Но узнаю тебя, начало
Высоких и мятежных дней!
Над вражьим станом, как бывало,
И плеск, и трубы лебедей.
Не может сердце жить покоем,
Недаром тучи собрались.
Доспех тяжел, как перед боем.
Теперь твой час настал. — Молись!
1908
Poème précédent en russe :
Guennadi Aïgui / Геннадий Николаевич Айги : Le dernier départ. 1 / ОСЛЕДНИЙ ОТЪЕЗД. 1(02/08/21)
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