Rinaldo d’Aquino (XIIIè siècle) : « Jamais plus je n’aurai de joie... » / « Già mai non mi conforto... »
Jamais plus je n’aurai de joie
Et rien n’allégera ma peine,
A la rive sont les bateaux,
Ils vont bientôt hisser les voiles.
S’en va le plus gentil
En terre d’outre-mer
Et moi, infortunée,
Que vais-je devenir ?
Il s’en va en lointain pays
Sans m’en avoir donné nouvelle ;
Il m’abandonne par traîtrise
Et si nombreux sont les soupirs
Qui me font grande guerre
La nuit comme le jour
Que ne sais où je suis,
Au ciel ou sur la terre.
Sanctus, sanctus, sanctus Deus
Qui vins ici-bas dans la Vierge,
Garde et protège mon ami
Puisque tu me l’as enlevé.
Puissance souveraine,
Ô toi que tous révèrent,
Que mon beau doux ami
Demeure sous ta garde.
La croix, qui sauve toutes gens,
Sera la cause de ma perte,
La croix a fait mon désespoir,
Et prier ne me sert de rien.
Sainte croix pèlerine,
Pourquoi m’as-tu brisée ?
Hélas ! infortunée,
Je brûle et me consume.
L’empereur fait régner la paix
Sur tous les peuples de la terre,
Mais à moi seule il fait la guerre
Puisqu’il m’a ôté mon ami.
Puissance souveraine,
Ô toi que tous révèrent,
Que mon beau doux ami
Demeure sous ta garde !
Le jour où il a pris la croix,
Jamais je n’aurai pu le croire
De celui qui si fort m’aimait
Et que j’aimais de tant d’amour
Que pour lui fus battue,
Et jeté au cachot,
Et retenue cloîtrée
Le restant de mes jours !
Les bateaux ont hissé leurs voiles ;
« Que Dieu veille sur leur voyage
Et qu’il protège mon ami
Et tous ceux qui vont avec lui.
Sire Dieu créateur,
Mène-les à bon port,
« Car ils ont les soldats
De la très sainte croix.
C’est pourquoi je te prie, Renaud,
Toi qui connais toute ma peine,
D’écrire sur elle un poème
Et de l’envoyer en Syrie.
Je n’ai plus de repos
Ni la nuit ni le jour :
En terre d’outre-mer
Ma vie s’en est allée !
Traduit de l’italien par Claude Perrus
In, "Anthologie bilingue de la poésie italienne"
Editions Gallimard (La Pléiade), 1994
Già mai non mi conforto
nè mi voglio ralegrare.
Le navi son giute a porto
e [or] vogliono col[l]are.
Vassene lo più gente
in terra d’oltramare
ed io, lassa dolente,
como degio fare ?
Vassene in altra contrata
e no lo mi manda a diri
ed io rimagno ingannata:
tanti sono li sospiri,
che mi fanno gran guerra
la notte co la dia,
nè ’n celo ned in terra
non mi par ch’io sia.
Santus, santus, [santus] Deo,
che ’n la Vergine venisti,
salva e guarda l’amor meo,
poi da me lo dipartisti.
Oit alta potestade
temuta e dot[t]ata,
la mia dolze amistade
ti sia acomandata!
La croce salva la gente
e me face disviare,
la croce mi fa dolente
e non mi val Dio pregare.
Oi croce pellegrina,
perchè m’ài sì distrutta?
Oimè, lassa tapina,
chi ardo e ’ncendo tut[t]a!
Lo ’mperadore con pace
tut[t]o l[o] mondo mantene
ed a me[ve] guerra face,
chè m’à tolta la mia spene.
Oit alta potestate
temuta e dottata
la mia dolze amistate
vi sia acomandata!
Quando la croce pigliao,
certo no lo mi pensai,
quelli che tanto m’amao
ed illu tanto amai,
chi [eo] ne fui bat[t]uta
e messa en pregionia
e in celata tenuta
per la vita mia!
Le navi sono collate
in bonor possano andare
con elle la mia amistate
e la gente che v’à andare!
[Oi] padre criatore,
a porto le conduci.
chè vanno a servidore
de la santa Cruci.
Però ti prego, Duccetto,
[tu] che sai la pena mia,
che me ne faci un sonetto
e mandilo in Soria.
Ch’io non posso abentare
[la] notte nè [la] dia:
in terra d’oltremare
sta la vita mia !
In, « Le Rime della scuola siciliana, T.I »
Olschki Editore, Firenze, 1962 – 1964
Poème précédent en italien :
Giuseppe Ungaretti : San Martino Del Carso (13/05/2021)
Poème suivant en italien :
Eugenio Montale : Le penser du prisonnier / Il sogno del prigionero (14/08/2021)