Xavier Grall (1930 – 1981) : Le rituel breton
Le rituel breton
- poème lyrique –
Pour Ulysse, s’il revient en Armorique
Au far-west du monde européen
je te salue ma vigie hauturière
amer de mes lofs
aber de ma paix
varech de mes peines
salut !
Dans la féria de l’été
je te célèbre
ô tumulte du monde
ô roc, ô lame, ô raz.
je te chante mon pays
dans la miséricorde des rias.
Te nommant, Armorique
je nomme le cap des hautes terres
te nommant, Armorique
je nomme le risque et la dérade
et le chemin des courlis
et l’espérance de Java
et de Bali.
Te nommant, je nomme tout songe
et les Missouri bleus
et les Mékongs laqués.
Te nommant je dis les îles
et le vent et les joies déhâlées.
Ah me voici comme un malamock blessé.
J’ai des amitiés en fœtus plein la soute
j’ai des dorades mortes sur le pont
et la peau des Judas à la poupe.
Et je reviens à toi
avec ma solitude à mon mât.
Je me tiendrai ainsi sous ton amure
le cap sur l’évangile de la houle.
Mon Dieu, des Celtes tant perdus
et sans armure
ayez pitié.
*
Ah quand je mourrai
enterrez-moi à Ouessant
avec mes épagneuls
et mes goélands
ah quand je mourrai
mettez-moi en ce jardin de gravier.
*
Célébrer par toi la terre fabuleuse
- beau fruit pour belles dents –
par toi chanter les hautes mers tranquilles
et les prairies de corail
et la puissance du Horn.
Par toi, passerelle et médiatrice
joindre les Amérique et les corrals
et le soleil hellène
et l’atroce Népal.
Par toi, il me faut tout aimer.
Mon Dieu, des Celtes tant altérés
ayez pitié.
Je t’ai quittée, étoile de la mer
pour me gorger du monde entier.
Je me souviens de Rome, la belle fontaine
de Copenhague joueuse d’accordéon
de l’orphéon de Munich nazi
des cyprès de Kairouan.
A Médéa
- il y a Médée dans ce nom-là –
j’ai vu le matin empli de miel
la bouche des beaux soldats morts
au ciel vertical de mon Sahel.
Et que ne fussent-elles là tes mains de sel
pour laver leurs frais visages bâillonnés.
Mon Dieu, des Celtes tant assassinés
ayez pitié.
Mais j’ai vu rives plus rieuses que tes rives
chair plus bouleversante que ta chair
j’ai vu limon plus fraternel que tes grèves
et c’est toi que je loue ma terre charnelle.
*
Ah quand je mourrai
enterrez-moi à Ouessant
avec mes épagneuls
et mes goélands
ah quand je mourrai
mettez-moi en ce jardin de gravier.
*
J’ai vu, ma veuve, ma chrétienne
les palmiers prier comme des muezzins
avec leurs poids de fruits et de palmes.
J’ai entendu les lauriers-roses
chanter des cantilènes d’amants
dans l’espace calciné du Tell.
Ô sanctuaire des oiseaux blancs
et des noyés
écoute sourdre la vie
par toutes les pores des grenades et des mangues.
Ô Sud, Sud, Sud bien-aimé
je veux te fiancer à Belle-Île
à Groix et à Molène
t’offrir des brassées de genêts
et des reposoirs de laine.
Ô Sud tant aimé
voici la fille du ponant
voici la presqu’île et le port
voici la vestale aux yeux de jusant
voici la chevelure en algue
la vigie de l’Occident la voici.
Mon Dieu, des voyageurs tant enivrés
ayez pitié.
*
Ah quand je mourrai
enterrez-moi à Ouessant
avec mes épagneuls
et mes goélands
ah quand je mourrai
mettez-moi en ce jardin de gravier.
*
Pèlerin de toute contrée
caravane de toute Mecque,
j’ai vu des archipels plus doux
que tes havres et que tes îles
et les larmes me viennent
d’avoir délaissé
tes yeux de pluie
et tes lèvres de dies irae.
Ô finistérienne morbide et religieuse
ô toi que je déteste et que j’adore.
Tu fus féodalité des capitaines
et des marins
c’est ton passé que je cherche
c’est ton naguère que je quête
quand l’aventure jetait son chanvre en fête
et ses ancres d’espoir
sur le pont des flottilles.
Marée haute, hautes mers
tes fils filaient à la course
quérir les butins d’or
et les gulf streams d’argent.
Te nommant, Armorique
je nommai ta liberté.
Te nommant, Armorique
je nomme la témérité des Celtes
ivres de femmes et d’orangers
ô ma marine, ô mon aventurière
oui je t’aimais
avant que le Code et la Loi
ne t’arrimassent au quai de leur immobilité.
Hurle pille bataille et prie
ô mère légendaire
qui désirais l’éden des vergers
et le premier matin du monde
sur le sable du temps.
*
Ah quand je mourrai
enterrez-moi à Ouessant
avec mes épagneuls
et mes goélands
ah quand je mourrai
mettez-moi en ce jardin de gravier.
*
Les hommes de l’huile et du négoce
t’ont prise dans leurs chiffres et leurs filets
toi ma dorade bleue
toi mon oiseleuse
toi mon îlienne.
Mais souviens-t’en
de tes matelots envergués dans l’ honneur
et le service
de tes paysans chevaliers
lesquels à Saint-Jean d’Acre
portaient un pourpoint d’ajonc
et de bruyère
sur leur poitrine en sang
ô les vainqueurs !
*
Ah quand je mourrai
enterrez-moi à Ouessant
avec mes épagneuls
et mes goélands
ah quand je mourrai
mettez-moi en ce jardin de gravier.
*
Ma sauvage, de leur civilisation
de cendre et de papier
retire-toi
tu fus jadis l’hauturière
intacte et querelleuse
et tes amours d’Andalouse
ma Souveraine
couraient sur les goélettes
dans les typhons d’Asie.
Ô garde-toi de perdre le vent
et l’immense soleil rouge
des abordages et des pillages
protège-toi ma capitale
résiste et mords ma Souveraine.
Le monde est si beau
que j’en deviens fou.
J’ai vu les genèses
loin de tes feux
tu mugissais ma Marinière
dans tes cornes de brume
quand la lumière du grand Midi
jetait son litham dans mes oasis
et mes saharas bleus.
Alors je fus ton Infidèle
là-bas au cœur du bordj et du ksar.
Mais j’aurais aimé que dans ton sein de roc
vinssent chanter les canaris
et croître les oliviers
j’aurais aimé resculpter ton visage
dans l’argile berbère
et dans le bronze Targui.
J’ai vu, le sais-tu, les navires multicolores
mettre le cap sur les golfes de pollen
j’ai vu les boucaniers et les forbans
subjuguer des tribus impossibles
et captiver la lune dans des rets de diamant
et que ne fussent-ils là tes enfants
au regard de mouette
et que ne fussent-elles là tes filles
aux blancheurs de goéland ?
Il faut chaque jour gagner sa légende
il faut chaque jour célébrer la messe de l’univers.
Sauvage tu fus au temps passé
quand les galions de Londres
ou de Glasgow
crevaient leurs carènes
sur les récifs de Sein et Concarneau
tes femmes noires venaient cueillir
les fruits des îles
et ripailler aux chairs des gazelles exotiques.
Et tu dressais alors ton buste
sur les vêpres de la mer
ô toi ma sauvage
qui hurlais ton cantique
sur la croupe jaune des poulains
et le ventre impudique des poulpes.
*
Ah quand je mourrai
enterrez-moi à Ouessant
avec mes épagneuls
et mes goélands
ah quand je mourrai
mettez-moi en ce jardin de gravier.
*
Intègre tu le fus
soulevant dans tes landes
la lyre des bardes et des aèdes
octroyant aux ducs et aux rois
l’empire des lys
le lin des manoirs
et la force des caps
ô pays de romances
ô gerfaut de mes rêves
je veux célébrer l’essor et le rythme
de ton poème féal et féodal.
Mes contemporains vois-tu ne sont plus bons à rien
ils ne savent pas ce que veut dire le mot épopée
Mes contemporains vois-tu ne sont plus bons à rien
ils ne savent pas ce que veux-dire le mot Feroë.
Et c’est pourquoi je suis parti
quêtant des firmaments intacts
implorant les albatros et les matins lyriques
au creux des pays vierges
et relisant la genèse sur l’émotion des routes
et flairant l’éden sur le rire des lévriers
ô toi rejette ta gaffe loin de l’Occident
et allons là-bas où nous attend la geste
des banjos et des palétuviers.
*
Ah quand je mourrai
enterrez-moi à Ouessant
avec mes épagneuls
et mes goélands
ah quand je mourrai
mettez-moi en ce jardin de gravier.
*
Enfant tu me gavas de mélancolies
les lièvres déchirés
agonisaient dans les glaïeuls
et dans les monts d’Arrée
je m’en allais, manant en deuil
ô Vendredi saint des bêtes crucifiées
ô sang des gibiers innocents
ô croix des Christs en allés
ô glas de Bretagne
ô Léon, ô Trégor baptisés.
Garde la foi au tréfonds de ton âme
garde le blé et le raisin des croyants
et la noblesse de Compostelle
toi qui chaque soir sur la mer
relis la bible et le rituel
toi qui n’a jamais pu voir se lever le soleil
sans que jaillissent de ta gorge de Mai
les bannières des cerisiers.
Je te salue ma mère
dans les puissantes nefs
qu’érigèrent mes pères
marins de Cornouaille
et paysans des paluds
mes pères qui chantaient dans la mousson des brumes
la nostalgie des soleil et des Valparaisos perdus.
Garde en toi, préserve, ma mère
la religion de l’univers
et que de ta bouche de houle
jaillisse la rogation de toutes terres
ah, refuse ces messes modernes
où des militants tristes et navrés
ne savent plus chanter ni tressaillir
ô les vaincus !
Je te salue, toi l’ancienne
presqu’île d’archanges et de cormorans
toi dont la géographie
est une religion
et le rivage, une antienne.
Dis-moi quand partirai-je au Sud ?
dis-moi en quelles Palestines
profane-t-on la sépulture
dis-moi dans quelles boues
on traîne nos fées et nos ondines ?
*
Ah quand je mourrai
enterrez-moi à Ouessant
avec mes épagneuls
et mes goélands
ah quand je mourrai
mettez-moi en ce jardin de gravier.
*
Cet aujourd’hui ne sait plus rêver
cet aujourd’hui ne sait pas ce que veut dire le mot île
et le mot Feroë.
Mon îlienne,
en ce siècle mathématique
technique
atomique
chimique
dis-leur le poème de la mer
le prodige du matin
et le miracle du vent.
Et dis-leur la jubilation des capitaines
qui s’en venaient de Madère
dans l’assomption d’une misaine.
Je ne suis pas de mon temps
je ne suis pas d’ici
j’appelle les beffrois au siècle des H.L.M.
j’appelle les alezans au temps des carrossiers
et je veux les bourgs et les pommiers
au temps de l’usine et des passages cloutés.
Cet aujourd’hui ne sait plus rêver
cet aujourd’hui ne sait pas ce que veut dire le mot île
et le mot Feroë
Je vous salue mes grands oiseaux
qui couvez dans mon cœur des élans maritimes
je vous salue brousse des houles
je vous célèbre forbans et paladins
je vous salue conquistadores
des Vahinés et des butins.
J’ai vu, Amer,
des eaux pareilles au lait
des chamelles rieuses
féconder les vallées chérifiennes
ô vie, ô séguias, ô glèbe femelle !
A Témara, près de Salé
j’ai pleuré sur la splendeur
des mers sarrazines désertées.
Et j’ai rêvé de toi, gardienne
de l’extrême Ouest.
Ah quand allierai-je à tes noroîts
le miel des aurores africaines ?
Ah quand allierai-je la vigueur de tes chênes
à la sensualité des figuiers ?
Partir pour revenir à toi
voguer pour retrouver tes abers
te haïr pour férocement t’aimer.
Et ceci sera mon testament
à mes parents je lègue ce rituel
résidence de ma poésie
et ceci sera mon testament
à mes parents je lègue ma souvenance
des navires trépassés
qui s’en venaient comme des filles
d’Islande ou de Mauritanie.
Et ceci sera mon testament
à mes Berbères je lègue
les oiseaux des Glénans
et le sourire de Concarneau
à mes Berbères je lègue
l’allégresse des fontaines
et les printemps du pays Gallo.
Et ceci sera mon testament
à mes amis je lègue
l’alliance de l’Ouest et du Sud
le mariage des dolmens
et des mosquées
et les fiançailles des roses
d’avec les oliviers.
Notre-Dame des îles et Notre-Dame des goémons
Notre-Dame des navires et Notre-Dame des houes
Notre-Dame des marins et Notre-Dame des paysans
priez pour moi l’Infidèle pèlerin du monde entier
et priez pour moi dans vos pardons au centre de vos étés
Notre-Dame des mimosas et Notre-Dame des genêts
Notre-Dame des rias et Notre-Dame des manoirs
gardez votre fils en votre mémoire
et son âme en votre liturgie
j’ai vu là-bas mourir
les beaux soldats fiers
la bouche dans le soleil.
Ah, Notre-Dame des guerriers
ayez pitié.
Mais je graverai des stèles dans le soleil levant
mais j’écrirai des légendes sur les portes de l’Histoire
je laverai les morts au baptistère de l’Océan
et je les offrirai à la myrrhe des jusants et des soirs
ô Bretagne, Notre-Dame des noyés
les hommes ne trépassent point
qui ont aimé la mer.
Et si les cuistres célèbrent ta ville d’Ys
c’est qu’ils n’ont pas vu rouler les vins
au ponant des ports
et la liesse des vivants
à Camaret.
*
Ah quand je mourrai
enterrez-moi à Ouessant
avec mes épagneuls
et mes goélands
ah quand je mourrai
mettez-moi en ce jardin de gravier.
*
Je te salue cantate de pierre
et de haute marée
je te salue psaume du littoral
je te salue chorale des noyés millénaires
perdus dans les vaisseaux
couronnés de mystères
qui s’en venaient des Guadeloupes milliardaires
en creusant des prières
dans les entrailles des eaux.
Je te célèbre pavois des prince boucaniers
tannés au rhum brun des vents
je te célèbre Ouest, havre vert
des butins et des songes.
Il faut chaque jour gagner sa légende
il faut chaque jour célébrer la messe de l’univers.
Notre-Dame des printemps
quand dans l’aubier descendent les grives
et les ramiers dans les aulnes
des oiseaux du Levant et des Antilles
heureux,
s’en viennent aimer dans la rédemption
de tes îles.
Sous le vent
les marins parlent des Canaries
sous le vent
les terriens rêvent de Bali
les barques souquent leurs chaînes
et les cargos ont de gros yeux de buffle affamé
à l’écubier.
On va partir
good bye, kénavo.
je vous célèbre matelots des errances
je vous célèbre pirates
grands amoureux des terres
je vous célèbre anarchistes de l’univers
pêcheurs de lune et de trésors
ô vous les escrocs des anses
ô vous les ducs de la mer !
Et l’on reviendra
de l’Ohio ou bien de Porto
disant la geste et la Saga
aux filles de Lorient
et de Port Navalo.
Good bye, kénavo
nous allons respirer tous les parfums
nous allons danser la pavane de la mer
Dieu et le vent pour suzerains
nous allons fonder l’empire des paladins.
*
Ah quand je mourrai
enterrez-moi à Ouessant
avec mes épagneuls
et mes goélands
ah quand je mourrai
mettez-moi en ce jardin de gravier.
*
Ô Bretagne ma demeure
il faut que survive
le kyrie dans mon âme de sel
idem il faut jeter au ciel
la drisse
des pietà et des miséricordes
idem il faut poursuivre les troménies
dans la croyance des bocages
idem relire les portulans
il le faut
idem faire son évangile
de la pensée du soleil
il le faut.
Et cependant, mère, aber
dans le suaire des grèves
roulent
des monceaux de chiens et d’enfants.
J’ai vu dans tes abysses
errer les cerveaux et les poulpes.
Ah quand ressusciterons les ossuaires pourrissants
dans le soleil des baies ?
Ah quand reviendront mes amis morts
ah quand reviendront mes chevreuils massacrés
mes chevaliers mes disparus mes trépassés ?
Ah quand dans les monts d’Arrée
surgiront les cèdres du Liban
les jasmins, les cyprès ?
Ah quand donc reviendront les poulains en fleurs
dans la féerie des colzas
et le bagad de Pâques à Tronoën et à Lanmeur ?
Mais moi je te chante mon pays
avec tes morts et tes vivants
et tes coques de pins et tes cargos de fer
je te chante, moi, Grall Xavier Marie
je te chante pour ta folie
pour tes bagages de rêves
pour tes Chouans, ô ma Celtie.
Il faut chaque jour gagner sa légende
il faut chaque jour célébrer la messe de l’univers.
Je te chante avec ma bouche dans la bouche de tes vents
je te chante avec mes mains dans la main de tes landes
je te chante, moi, Grall Xavier Marie
pour la liturgie de tes focs et la charité de tes misaines
pour tes marins perdus pour tes grèves de laine
et tes puissantes houles et tes doux paradis.
Notre-Dame des îles et Notre-Dame des goémons
Notre-Dame des navires et Notre-Dame des houes
Notre-Dame des marins et Notre-Dame des forbans
priez pour moi, l’Infidèle, pèlerin de tous les océans
et priez pour moi dans vos pardons au centre de vos étés
Notre-Dame des mimosas et Notre-Dame des genêts
priez pour moi à Raz, Molène et Douarnenez.
*
Ah quand je mourrai
enterrez-moi à Ouessant
avec mes épagneuls
et mes goélands
ah quand je mourrai
mettez-moi en ce jardin de gravier.
Ainsi soit-il
Le rituel breton
Editions Le Ponant, Rennes, 1965
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