Paol Keineg (1944 -) : Sans esprit de retour
Sans esprit de retour
1.
A Guy Etienne
Le journal parle du « rythme des saisons ».
Le dictionnaire fonctionnaire raconte
que rythme et rime ont la même origine,
et je me demande comment vient
le bonheur de créer au plus juste
des mots nouveaux.
Reste qu’il est difficile de prendre congé
des bonheurs réels du passé
quand dépaysé on a pris dans la gueule
crise sur crise
En ce jardin d’avril
je peux encore découvrir l’Amérique,
ses anciens noms, ses mensonges,
er pour détendre mes problèmes de langue
c’est presque trop beau
la brèche dans les nuages.
2
Je me souviens de souvenirs écrans
peut-être traversés
par la ruée du chien et du goret au verger
et à la manière dont on emmanche
les fourches
je m’attends à quelques catastrophes.
C’est l’affaire du particulier
d’imprimer au corps
un monde d’objets
et d’abstractions qui mettent sur la piste
de conclusions difficilement
explicables.
Où placer les mots qu’on a répétés
à satiété ?
Et les mots restés neufs
jusqu’à la corde ?
3
Le rocher blanchi par les fientes
des cormorans
qui se chauffent au ras de l’eau,
et dans ma tête
écrite depuis cent ans
l’histoire de la disparition des langues.
Rentré à la maison
je lis des pages de Creeley au lit,
je m’éteins à minuit.
Creeley est mort, Hawkes est mort,
en rêve je me dépêche
d’expédier
les affaires courantes,
parce qu’en rêve
les larmes
coulent toujours à point.
4
Suis-je le gardien du geai
comme on l’est de son frère,
qui atterrit en silence et s’enfuit
avec un morceau de pain ?
Et les cochons de Kerhall là-bas ?
Je ne les entends pas,
seulement les odeurs. Printemps :
j’improviserais bien
en piétinant les pissenlits
une danse de purification.
Comment danser
l’enfermement de dix mille cochons ?
Ce que je dis
je le dis avec des mots qui portent en eux
les démons de chacun
et le désir de survie du surmulot
5
Pour parler de l’installation
d’une colonie de sternes caugek sur l’Atlantique en avril,
voici :
sur fond de visages aux fenêtres,
je vis seul
et n’ai d’autre raffinement
que le passage des oiseaux migrateurs
et comme il m’est impossible
de refuser aucun don
rien ne m’échappe des complications
de la mimesis
et des criailleries lyriques.
Une sterne mi-réaliste mi-socialiste
plonge sans relâche,
et moi qui ne suis ni bonus ni omnipotens
je la regarde, exemplum.
6
A bord d’une voiture pourrie
sans excès de vitesse,
tellement privilégié que la nidification
des pies en avril
m’écarte du chemin qui va de Ti Jopig
à Kervez
La communauté de l’homme et de la pie
s’inscrit de plein droit
dans un paysage pas trop riche.
Eloigné des lumières,
placé devant les questions
qu’on se pose au saut du lit,
la prise en charge du monde par le hasard
nourrit l’histoire de mes parentés
avec les oiseaux, et disons-le :
les discours sur l’homme puent.
7
Le rat blond qui se servait sous la mangeoire
a disparu –
un rat reste un rat
et j’ai résisté tout l’hiver
à l’envie de le massacrer.
Au jardin il n’y a pas de vrai ni de morale,
et comme le rat je regarde le monde
avec des yeux de millions d’années.
Personne n’a jamais vu le dieu
dans le rat,
il est là, il n’exige rien en échange,
le rat ne postule pas un autre monde,
moi non plus,
même si parfois,
et je passe ma rage sur les pissenlits
dont la beauté provoque.
8
Mes questions d’enfant de sept ans :
pourquoi l’ajonc se défend-il avec des piquants,
et pas le genêt ?
Combien, de langues peuvent entre dans une seule tête ?
Dans la hiérarchie des langues
pourquoi krieg, guerre, war écrasent-ils brezel ?
Le mot métaphore
qui charrie tant de morts
est-il passable à gué ?
On dit : à l’endroit du cœur,
mais à l’endroit de la tête remue
un monde de souffrances.
Je ne suis pas philosophe,
arracheur d’images n’est pas un métier :
dans les zones de contact des corps
que répondre à ceux qui nous excitent par des kss kss ?
9
Fort de leçons qui servent à quoi
je me protège des orties
avant de marcher contre, faux à la main,
force doit rester à la violence du pouvoir.
Ne me cassez pas les pieds avec le droit des orties,
il y a le droit de la guerre,
le service militaire obligatoire,
fût-on poète et décorateur.
Hier je m’étais assoupi sous le poirier
en relisant La Guerre et la paix
et je parcourais à pied la région qui va
de Reidsville à Mayodan.
Le bruit d’une tondeuse à gazon me tire du sommeil.
En rêve, quand le particulier s’érige en universel,
j’ai tout lieu de craindre pour ma peau :
jardin à la française pour tous.
10
La bouche donne des ordres,
les mains d’autant
plus sales qu’elles ont reçu les ordres –
le poète décorateur décore,
le poète décoratif est décoré –
avril n’est pas le mois de Marie,
c’est le mois du lisier
qu’on répand à gros bouillons –
qu’est-ce que j’en ai à foutre
des luttes de prépondérance
dont la rumeur m’arrive par la poste ?
Une poésie de guéguerre
à laquelle on sacrifie sa jeunesse –
seuls les doigts de la main droite
fatiguent, caillouteux,
feu mon cerveau voit tout.
11
Ma mère voyait clair à la veille de sa mort,
elle avait fait le pari de l’irréalité
pour gagner sa place au paradis.
Le cimetière n’est pas le paradis,
c’est un lieu de passage
soumis à la politique des corps,
aux contrôles d’identité.
Débarrassée du sien,
ma mère ne demande pas la résurrection
des corps
tout à son âme
qu’elle n’a pas noire
elle ne demande pas pardon,
en rêve elle crie au secours.
A sa droite, je me lave les mains,
je monte la garde en centurion romain.
12
Dans ces champs ma mère a gardé les vaches,
dans les champs d’en bas mon père a gardé les vaches,
moi aussi, sans plaisir, j’ai gardé les vaches
jusqu’au jour où elles furent gardées
par le mouss saout dont la boîte à secousses
bat comme un cœur déposé dans l’herbe.
Je m’étends dans l’herbe (façon de parler,
car, quand je m’étends dans l’herbe,
je n’écris pas, je me promène sans stylo)
je vois passer les nuages et les vaches,
autrement dit, assis à la maison,
je me vois regardant passer les nuages et les vaches,
et cela suffit les vaches de papier,
parce que les autres marchent vers l’abattoir
(sur un banc cinq cous coupés à la scie circulaire)
et demain chez Lili j’en achèterai un morceau.
5- 17 avril 2010
In, Revue numérique « Secousse, N° 3, Mars 2011 »
Editions Obsidiane, 2011
Du même auteur :
Hommes liges des talus en transe (09/01/2014)
Kerzaniel / Kerouzac’h / Penn ar menez (09/01/2015)
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