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Le bar à poèmes
6 juillet 2021

Paol Keineg (1944 -) : Sans esprit de retour

paol-keineg-2[1]

 

Sans esprit de retour

 

1.

A Guy Etienne

 

Le journal parle du « rythme des saisons ».

Le dictionnaire fonctionnaire raconte

que rythme et rime ont la même origine,

et je me demande comment vient

 

le bonheur de créer au plus juste

des mots nouveaux.

Reste qu’il est difficile de prendre congé

des bonheurs réels du passé

 

quand dépaysé on a pris dans la gueule

crise sur crise

En ce jardin d’avril

je peux encore découvrir l’Amérique,

 

ses anciens noms, ses mensonges,

er pour détendre mes problèmes de langue

c’est presque trop beau

la brèche dans les nuages.

 

2

Je me souviens de souvenirs écrans

peut-être traversés

par la ruée du chien et du goret au verger

et à la manière dont on emmanche

 

les fourches

je m’attends à quelques catastrophes.

C’est l’affaire du particulier

d’imprimer au corps

 

un monde d’objets

et d’abstractions qui mettent sur la piste

de conclusions difficilement

explicables.

 

Où placer les mots qu’on a répétés

à satiété ?

Et les mots restés neufs

jusqu’à la corde ?

 

3

Le rocher blanchi par les fientes

des cormorans

qui se chauffent au ras de l’eau,

et dans ma tête

 

écrite depuis cent ans

l’histoire de la disparition des langues.

Rentré à la maison

je lis des pages de Creeley au lit,

 

je m’éteins à minuit.

Creeley est mort, Hawkes est mort,

en rêve je me dépêche

d’expédier

 

les affaires courantes,

parce qu’en rêve

les larmes

coulent toujours à point.

 

4

Suis-je le gardien du geai

comme on l’est de son frère,

qui atterrit en silence et s’enfuit

avec un morceau de pain ?

 

Et les cochons de Kerhall là-bas ?

Je ne les entends pas,

seulement les odeurs. Printemps :

j’improviserais bien

 

en piétinant les pissenlits

une danse de purification.

Comment danser

l’enfermement de dix mille cochons ?

 

Ce que je dis

je le dis avec des mots qui portent en eux

les démons de chacun

et le désir de survie du surmulot

 

5

Pour parler de l’installation

d’une colonie de sternes caugek sur l’Atlantique en avril,

voici :

sur fond de visages aux fenêtres,

 

je vis seul

et n’ai d’autre raffinement

que le passage des oiseaux migrateurs

et comme il m’est impossible

 

de refuser aucun don

rien ne m’échappe des complications

de la mimesis

et des criailleries lyriques.

 

Une sterne mi-réaliste mi-socialiste

plonge sans relâche,

et moi qui ne suis ni bonus ni omnipotens

je la regarde, exemplum.

 

6

A bord d’une voiture pourrie

sans excès de vitesse,

tellement privilégié que la nidification

des pies en avril

 

m’écarte du chemin qui va de Ti Jopig

à Kervez

La communauté de l’homme et de la pie

s’inscrit de plein droit

 

dans un paysage pas trop riche.

Eloigné des lumières,

placé devant les questions

qu’on se pose au saut du lit,

 

la prise en charge du monde par le hasard

nourrit l’histoire de mes parentés

avec les oiseaux, et disons-le :

les discours sur l’homme puent.

 

7

Le rat blond qui se servait sous la mangeoire

a disparu –

un rat reste un rat

et j’ai résisté tout l’hiver

 

à l’envie de le massacrer.

Au jardin il n’y a pas de vrai ni de morale,

et comme le rat je regarde le monde

avec des yeux de millions d’années.

 

Personne n’a jamais vu le dieu

dans le rat,

il est là, il n’exige rien en échange,

le rat ne postule pas un autre monde,

 

moi non plus,

même si parfois,

et je passe ma rage sur les pissenlits

dont la beauté provoque.

 

8

Mes questions d’enfant de sept ans :

pourquoi l’ajonc se défend-il avec des piquants,

et pas le genêt ?

Combien, de langues peuvent entre dans une seule tête ?

 

Dans la hiérarchie des langues

pourquoi krieg, guerre, war écrasent-ils brezel ?

Le mot métaphore

qui charrie tant de morts

 

est-il passable à gué ?

On dit : à l’endroit du cœur,

mais à l’endroit de la tête remue

un monde de souffrances.

 

Je ne suis pas philosophe,

arracheur d’images n’est pas un métier :

dans les zones de contact des corps

que répondre à ceux qui nous excitent par des kss kss ?

 

9

Fort de leçons qui servent à quoi

je me protège des orties

avant de marcher contre, faux à la main,

force doit rester à la violence du pouvoir.

 

Ne me cassez pas les pieds avec le droit des orties,

il y a le droit de la guerre,

le service militaire obligatoire,

fût-on poète et décorateur.

 

Hier je m’étais assoupi sous le poirier

en relisant La Guerre et la paix

et je parcourais à pied la région qui va

de Reidsville à Mayodan.

 

Le bruit d’une tondeuse à gazon me tire du sommeil.

En rêve, quand le particulier s’érige en universel,

j’ai tout lieu de craindre pour ma peau :

jardin à la française pour tous.

 

10

La bouche donne des ordres,

les mains d’autant

plus sales qu’elles ont reçu les ordres –

le poète décorateur décore,

 

le poète décoratif est décoré –

avril n’est pas le mois de Marie,

c’est le mois du lisier

qu’on répand à gros bouillons –

 

qu’est-ce que j’en ai à foutre

des luttes de prépondérance

dont la rumeur m’arrive par la poste ?

Une poésie de guéguerre

 

à laquelle on sacrifie sa jeunesse –

seuls les doigts de la main droite

fatiguent, caillouteux,

feu mon cerveau voit tout.

 

11

Ma mère voyait clair à la veille de sa mort,

elle avait fait le pari de l’irréalité

pour gagner sa place au paradis.

Le cimetière n’est pas le paradis,

 

c’est un lieu de passage

soumis à la politique des corps,

aux contrôles d’identité.

Débarrassée du sien,

 

ma mère ne demande pas la résurrection

des corps

tout à son âme

qu’elle n’a pas noire

 

elle ne demande pas pardon,

en rêve elle crie au secours.

A sa droite, je me lave les mains,

je monte la garde en centurion romain.

 

12

Dans ces champs ma mère a gardé les vaches,

dans les champs d’en bas mon père a gardé les vaches,

moi aussi, sans plaisir, j’ai gardé les vaches

jusqu’au jour où elles furent gardées

 

par le mouss saout dont la boîte à secousses

bat comme un cœur déposé dans l’herbe.

Je m’étends dans l’herbe (façon de parler,

car, quand je m’étends dans l’herbe,

 

je n’écris pas, je me promène sans stylo)

je vois passer les nuages et les vaches,

autrement dit, assis à la maison,

je me vois regardant passer les nuages et les vaches,

 

et cela suffit les vaches de papier,

parce que les autres marchent vers l’abattoir

(sur un banc cinq cous coupés à la scie circulaire)

et demain chez Lili j’en achèterai un morceau.

 

                                                 5- 17 avril 2010

 

In, Revue numérique « Secousse, N° 3, Mars 2011 »

Editions Obsidiane, 2011

Du même auteur :

Hommes liges des talus en transe (09/01/2014)

Kerzaniel / Kerouzac’h / Penn ar menez (09/01/2015)

« L’auge a poussé dans la muraille… » (09/01/2016)

 Quand j’étais jeune… » / « Pa oan bihan… » (08/01/2018)

Le poème du pays qui a faim (09/01/2019)

Dahut (09/01/2020)

« Je souris... » / « Mousc’hoarzhin a ran... » (09/01/2021)

Boudica (1-20) (09/012022)

Boudica (21-40) (09/012023)

Taliesin (09/01/2024) 

 

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