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Le bar à poèmes
14 juin 2021

Daniel Kay (1959 -) : Le bleu à l’âme

P1D2810501G_px_640_[1]Daniel Kay. © DR

 

Le bleu à l’âme

 

     Est-ce le ciel qui contient le bleu comme on détiendrait une évidence

ou bien est-ce le bleu qui s’arroge le ciel comme un don qu’on ne saurait

reprendre ?

 

 

 

     Nous n’en aurons jamais fini avec le ciel :

     bleu est la couleur de l’éternelle élégie,

     celle que déclinent sur tous les modes

     ces poètes qui cachent avec peine

     leur front blessé sous la ouate des nuages.

 

 

 

 

     Quand le soir dépose sur l’horizon

     son décor d’opéra rougeoyant

     pour vous le bleu est une couleur déjà ancienne,

     beaux oiseaux à la tessiture ensanglantée.

 

 

 

L’INVENTION DU BLEU

 

     Au douzième siècle la robe de la Vierge

     devient bleue.

     Au dix-neuvième siècle Hölderlin se soucie

     du bleu adorable.

     En avril les oiseaux

     qui picorent dans le bleu

     nomment arbres

     les assiettes en faïence.

 

 

 

PLAINTES DE DEDALE

(EN HAINE DU BLEU)

 

     Je hais du ciel ironique et cruellement bleu les fausses promesses, les vains

espoirs, toutes ces fables découpées dans l’azur et cousues de fil blanc par des

poètes dont l’existence reste incertaine, car j’ai connu la perfidie du bleu qui

vous éblouit pour mieux vous dépouiller de votre bien le plus cher et finit par

vous abandonner dans le rouge, le rouge ultime du sang, de la colère et de la

douleur aveuglante.

 

 

 

UNE ANALYSE PHYSIQUE DU BLEU

 

     Entre cobalt et outremer

     c’est l’Infini qui bruine.

     Alors, à quoi bon se protéger les yeux ?

 

     Le long du rivage malgré l’ondée

     Newton et Goethe devisent

     comme des moines adorateurs du bleu.

 

     Derrière le rideau des gouttelettes

     le bleu avise le blanc.

 

 

 

ICARE PEINTRE

(fragments offerts à Bruegel l’Ancien)

 

     « Soleil rapace, dit l’enfant-oiseau, tes serres

     ne sont que des pilleuses de bleu ! »

 

*

     « Je me suis élancé dans le bleu

     pour atteindre le jaune et n’ai trouvé

     que l’éclat aveuglant du rouge. »

 

*

     Avec mes ailes de géant j’ai voulu frôler

     l’or précieux des peintures byzantines

     et n’ai saisi que l’effroi et la mort ! »

 

*

     « Ma grande fierté : avoir laissé une page

     dans la belle histoire du bleu ! »

 

 

 

 

Nuages de Véronèse, de Constable, de Turner,

duveteux, filandreux, cotonneux,

nuages frisottants, moutonnants qui épongez le ciel

comme de grandes serpillères gorgées d’eau savonneuse,

Ô nuages de toutes les confessions

qui accueillez le visage divin

dans votre barbe de patriarche,

vous serez toujours là pour essuyer nos fronts ensanglantés

et nos yeux pleins de larmes avec des précautions bleues.

 

 

 

 

     Les Grecs ne possédaient pas de mots pour le bleu. Homère

lui-même devait recourir à de subtiles périphrases pour évoquer cette

couleur. Pendant des siècles en Occident les hommes n’ont pas nommé

le bleu. C’était au temps où la mer et le ciel rinçaient leurs teintures dans

la gorge de curieuses divinités. On ignorait que les oiseaux qui picoraient

dans le bleu suspendraient des grappes de fruits rouges sur le rebord de

grandes assiettes en faïence.

 

Vies silencieuses

Editions Gallimard, 2019

Du même auteur :

Art poétique avec nature morte (09/09/2019)

L’atelier du peintre (01/06/2022)

Un jardin de statues (01/06/2023)

L’atelier italien (1) (01/06/2024)

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