Daniel Kay (1959 -) : Le bleu à l’âme
Le bleu à l’âme
Est-ce le ciel qui contient le bleu comme on détiendrait une évidence
ou bien est-ce le bleu qui s’arroge le ciel comme un don qu’on ne saurait
reprendre ?
Nous n’en aurons jamais fini avec le ciel :
bleu est la couleur de l’éternelle élégie,
celle que déclinent sur tous les modes
ces poètes qui cachent avec peine
leur front blessé sous la ouate des nuages.
Quand le soir dépose sur l’horizon
son décor d’opéra rougeoyant
pour vous le bleu est une couleur déjà ancienne,
beaux oiseaux à la tessiture ensanglantée.
L’INVENTION DU BLEU
Au douzième siècle la robe de la Vierge
devient bleue.
Au dix-neuvième siècle Hölderlin se soucie
du bleu adorable.
En avril les oiseaux
qui picorent dans le bleu
nomment arbres
les assiettes en faïence.
PLAINTES DE DEDALE
(EN HAINE DU BLEU)
Je hais du ciel ironique et cruellement bleu les fausses promesses, les vains
espoirs, toutes ces fables découpées dans l’azur et cousues de fil blanc par des
poètes dont l’existence reste incertaine, car j’ai connu la perfidie du bleu qui
vous éblouit pour mieux vous dépouiller de votre bien le plus cher et finit par
vous abandonner dans le rouge, le rouge ultime du sang, de la colère et de la
douleur aveuglante.
UNE ANALYSE PHYSIQUE DU BLEU
Entre cobalt et outremer
c’est l’Infini qui bruine.
Alors, à quoi bon se protéger les yeux ?
Le long du rivage malgré l’ondée
Newton et Goethe devisent
comme des moines adorateurs du bleu.
Derrière le rideau des gouttelettes
le bleu avise le blanc.
ICARE PEINTRE
(fragments offerts à Bruegel l’Ancien)
« Soleil rapace, dit l’enfant-oiseau, tes serres
ne sont que des pilleuses de bleu ! »
*
« Je me suis élancé dans le bleu
pour atteindre le jaune et n’ai trouvé
que l’éclat aveuglant du rouge. »
*
Avec mes ailes de géant j’ai voulu frôler
l’or précieux des peintures byzantines
et n’ai saisi que l’effroi et la mort ! »
*
« Ma grande fierté : avoir laissé une page
dans la belle histoire du bleu ! »
Nuages de Véronèse, de Constable, de Turner,
duveteux, filandreux, cotonneux,
nuages frisottants, moutonnants qui épongez le ciel
comme de grandes serpillères gorgées d’eau savonneuse,
Ô nuages de toutes les confessions
qui accueillez le visage divin
dans votre barbe de patriarche,
vous serez toujours là pour essuyer nos fronts ensanglantés
et nos yeux pleins de larmes avec des précautions bleues.
Les Grecs ne possédaient pas de mots pour le bleu. Homère
lui-même devait recourir à de subtiles périphrases pour évoquer cette
couleur. Pendant des siècles en Occident les hommes n’ont pas nommé
le bleu. C’était au temps où la mer et le ciel rinçaient leurs teintures dans
la gorge de curieuses divinités. On ignorait que les oiseaux qui picoraient
dans le bleu suspendraient des grappes de fruits rouges sur le rebord de
grandes assiettes en faïence.
Vies silencieuses
Editions Gallimard, 2019
Du même auteur :
Art poétique avec nature morte (09/09/2019)
L’atelier du peintre (01/06/2022)
Un jardin de statues (01/06/2023)
L’atelier italien (1) (01/06/2024)