Daniel Kay (1959 -) : L’atelier italien (2)

L’atelier italien
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UN REVE DE TITIEN
Sur des prairies vénitiennes
des fentes roses et noires
signalaient parmi les chutes de reins
des croupes sculptées à l’ultraviolet ;
Des nymphes au string jaune fluo
cueillaient sous leur jupes des violettes
en maudissant des faunes.
Sous un ciel rougi au fer
la Toscane et l’Ombrie
décochaient des guêpes peinturlurées
au seuil de nuits traversées de scooters.
MANIERES NOIRES
(sur un thème de Nicolas Poussin)
Non loin de Tivoli, entre les bornes et les tombes,
quand les derniers feux du jour dirigent leurs torches
vers le regard effrayé des aquafortistes,
la campagne passe une robe noire criblée d’éclairs
qui subjugue les bergers
et réchauffe la dépouille de Phocion
UNE ESTAMPE
(campagne romaine)
Quand le porte-bagages s’affaisse
sous le poids des lavis et des sanguines
il faut arrêter un temps la route.
On repense à Claude Gellée, dit Le Lorrain,
A Nicolas Poussin et aux fontaines romaines,
à la denture sombre des frondaisons
qui dépose peu à peu son ombre
sur la peau d’une Eurydice énamourée.
Alors dans le grand silence tendre et pourpre du soir
on entend un dernier train derrière les arbres.
C’est celui qui transporte jusqu’au matin les morts
qu’on retrouve sanglés dans leur toge de feuillages.
ESTAMPE
(scène de bataille)
Des feuilles d’airain et d’acanthe fondues au noir
dégorgeaient des lèvres des guerriers.
Entre lavis et aquatintes des héros esquissés à la hâte
dénonçaient sous des boucliers d’herbe violacée
la fatuité des faiseurs de tombeaux,
guetteurs de parfums suaves.
Ainsi on patientait avec des gestes rudes,
la bouche barbouillée de roses trémières.
Or le soir ityphallique pourrissait lentement sous les portiques.
PANNEAU D’UN RETABLE BAROQUE
Aux portes des cimetières
les cyprès broient le corps des défunts,
cyniques débaucheurs d’abîmes.
Quand le casque des soldats s’enfonce dans la terre de Sienne
la campagne resserre ses fibules sur des chemins ocre.
CARAVANE
(La Mort de la Vierge – Musée du Louvre)
Le carnet de commandes stipulait
en gros caractère l’exécution d’une dormition,
Transitus Beata Mariae Virginis,
et non pas une Vierge en grande tenue d’Ophélie.
Or, à l’affût des flashes, la robe de bal ravivait dans le noir
le sang interminable et ébloui des noyés.
SIC TRANSIT
Il restera de Rome quelques regrets couleur de l’indigo, une nostalgie
bleutée d’être une dernière fois dans la douceur des choses, loin de toute
fureur extrême quand le monde s’énonce entre deux odes et que flambe
dans la lumière soir quelque rare tombeau parmi les lyres, les arbres et les
vespas aux tendres relais d’apostasies.
Tout paysage est un départ.
La poussière de Rome sera notre dernière eau fraîche.
Giotto peint et repeint les dernier les rayons sur la roue,
accumule les auréoles et les stigmates
au cour d’un rêve giratoire
sous une grande pluie d’ondes Martenot.
ATELIER VENITIEN
Les grandes toiles que l’on décroche les jours de lessive peuvent soudain
cesser de représenter les saints, les soies, les cendres, n’en déplaise au
Condottiere qui dessine avec application sur un coin de la nappe le corps
retrouvé de saint Marc.
CONCERT CHAMPËTRE
Et in Arcadia ego
Sous l’ocre et le vert des monts de Vénétie un joueur de flûte et un joueur
de luth offrent une sérénade à des nymphes à la peau abricot. Langueur d’une
fin d’été lorsque menace l’orage et tombent les fruits vermeils. Rien ne vient
perturber la quiétude d’un souvenir de la lointaine Arcadie, pas même le
crissement à peine audible d’insectes roux qui mordillent les étoffes et
s’apprêtent à déchiqueter la colonne vertébrale. La campagne, elle, n’est
qu’un nu sans squelette qui n’échappera pas à la dévoration.
CYPRES
(souvenir du Quattrocento)
On les compte facilement
sur les doigts de la main
comme les douces colonnes
et les gestes de l’ange.
Elue entre toutes les femmes
elle écoute sous les antennes
les paroles inouïes que n’entendent
ni les régents ni les astrophysiciens.
La nuit tombée, l’assistant qui a peint
les arbres sur la colline
s’endort gavé de fruits mûrs et de cyprès.
Vies silencieuses
Editions Gallimard, 2019
Du même auteur :
Art poétique avec nature morte (09/09/2019)
Le bleu à l’âme (14/06/2021)
L’atelier du peintre (01/06/2022)
Un jardin de statues (01/06/2023)
L’atelier italien (1) (01/06/2024)