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Le bar à poèmes
13 juin 2021

Yves Bonnefoy (1923 – 2016) : Dans le leurre du seuil

auteur_222[1]

 

Dans le leurre du seuil

 

Heurte,

Heurte à jamais,

 

Dans le leurre du seuil.

 

A la porte, scellée,

A la phrase, vide.

Dans le fer, n’éveillant

Que ces mots, le fer.

 

Dans le langage, noir.

 

Dans celui qui est là

Immobile, à veiller

A sa table, chargée

De signes, de lueurs. Et qui est appelé

 

Trois fois, mais ne se lève.

 

........................................................

 

Dans le rassemblement, où a manqué

Le célébrable.

 

Dans le blé déformé

Et le vin qui sèche.

 

Dans la main qui retient

Une main absente.

 

Dans l’inutilité

De se souvenir.

 

Dans l’écriture, en hâte

Engrangée de nuit

 

Et dans les mots éteints

Avant même l’aube.

 

..........................................

 

Dans la bouche qui veut

D’une autre bouche

Le miel que nul été

Ne peut mûrir.

 

Dans la note qui, brusque,

S’intensifie

Jusqu’à être, glaciaire,

Presque la passe

 

Puis l’instance de

La note tue

Qui désunit sa houle

Nue, sous l’étoile.

 

Dans un reflet d’étoile

Sur du fer.

Dans l’angoisse des corps

Qui ne se trouvent.

 

Heurte, tard.

 

Les lèvres désirant

Même quand le sang coule.

 

La main heurtant majeure

Encore quand

Le bras n’est plus que cendre

Dispersée.

 

...................................................

...................................................

 

Plus avant que le chien

Dans la terre noire

Se jette en criant le passeur

Vers l’autre rive.

La bouche pleine de boue,

Les yeux mangés,

Pousse ta barque pour nous

Dans la matière.

Quel fond trouve ta perche, tu ne sais,

Quelle dérive,

Ni ce qu’éclaireront, saisis de noir,

Les mots du livre.

 

Plus avant que le chien

Qu’on recouvre mal

On t’enveloppe, passeur,

Du manteau des signes.

On te parle, on te donne

Une ou deux clefs, la vaine

Carte d’une autre terre.

Tu écoutes, les yeux déjà détournés

Vers l’eau obscure.

Tu écoutes, qui tombent,

Les quelques pelletées.

 

Plus avant que le chien

Qui est mort hier

On veut planter, passeur,

Ta phosphorescence.

Les mains des jeunes filles

Ont dégagé la terre

Sous la tige qui porte

L’or des grainées futures.

Tu pourrais distinguer encore leurs bras

Aux ombres lourdes

Le gonflement des seins

Sous la tunique.

Rire s’enflamme là-haut

Mais tu t’éloignes.

 

Tu fus jeté sanglant

Dans la lumière,

Tu as ouvert les yeux, criant,

Pour nommer le jour,

Mais le jour n’est pas dit

Que déjà retombe

La draperie du sang, à grand bruit sourd,

Sur la lumière.

Rire s’enflamme là-haut,

Rougeoie dans l’épaisseur

Qui se désagrège

Détourne de toi des feux

De notre rive.

 

Plus avant que le feu

Qui a mal pris

Est placé le témoin du feu, l’indéchiffré,

Sur un lit de feuilles.

Faces tournées vers nous,

Lecteurs de signes,

Quel vent de l’autre face, inentendu,

Les fera bruire ?

Quelles mains hésitantes

Et comme découvrant

Prendront, feuilletteront

L’ombre des pages ?

Quelles mains méditantes

Ayant comme trouvé ?

 

..................................................

 

Oh, penche-toi, rassure,

Nuée

Du sourire qui bouge

En visage clair.

 

Sois pour qui a eu froid

Contre la rive

La fille du Pharaon

Et ses servantes,

 

Celles dont l’eau, encore

Avant le jour,

Reflète renversée

L’étoffe rouge.

 

........................................

 

Et comme une main trie

Sur une table

Le grain presque germé

De l’ivraie obscure

 

Et sur l’eau du bois noir

Prenant se double

D’un reflet, où le sens

Soudain se forme,

 

Accueille, pour dormir

Dans ta parole,

Nos mots que le vent troue

De ses rafales.

 

..............................................

 

« Es-tu venu pour boire de ce vin,

Je ne te permets pas de le boire.

Es-tu venu pour apprendre ce pain

Sombre, brûlé du feu d’une promesse,

Je ne te permets pas d’y porter lumière.

Es-tu venu ne serait-ce que pour

Que l’eau t’apaise, un peu d’eau tiède, bue

Au milieu de la nuit après d’autres lèvres

Entre le lit défait et la terre simple,

Je ne te permets pas de toucher au verre.

Es-tu venu pour que brille l’enfant

Au-dessus de la flamme qui le scelle

Dans l’immortalité de l’heure d’avril

Où il peut rire, et toi, où l’oiseau se pose

Dans l’heure qui l’accueille et n’a pas de nom,

Je ne te permets pas de d’élever tes mains au-dessus de

          l’âtre où je règne clair.

  

Es-tu venu,

Je ne te permets pas de paraître.

Demandes-tu,

Je ne te permets pas de savoir le nom formé par tes lèvres. »

 

.....................................................................................................

 

Plus avant que les pierres

Que l’ouvrier

Debout sur le mur arrache

Tard, dans la nuit.

 

Plus avant que le flanc du corbeau, qui marque

De sa rouille la brume

Et passe dans le rêve en poussant un cri

Comble de terre noire.

 

Plus avant que l’été

Que la pelle casse,

Plus avant que le cri

Dans un autre rêve,

 

Se jette en criant celui qui

Nous représente,

Ombre que fait l’espoir

Sur l’origine,

 

Et la seule unité, ce mouvement

Du corps – quand, tout d’un coup,

De sa masse jetée contre la perche

Il nous oublie.

 

............................................................

 

Nous, la voix que refoule

Le vent des mots.

Nous, l’œuvre que déchire

Leur tourbillon.

Car si je viens vers toi, qui as parlé,

Gravats, ruissellements,

Echos, la salle est vide.

Est-ce « un autre », l’appel qui me répond,

Ou, moi encore ?

Et sous la voute de l’écho, multiplié

Suis-je rien d’autre

Qu’une de ces flèches, lancée

Contre les choses ?

 

Nous

Parmi les bruits,

Nous

L’un deux.

 

Se détachant

De la paroi qui s’éboule,

Se creusant, s’évasant,

Se vidant de soi,

S’empourprant,

Se gonflant d’une plénitude lointaine.

 

............................................................

 

Regarde ce torrent,

Il se jette en criant dans l’été désert

Et pourtant, immobile,

C’est l’attelage cabré

Et la face aveugle,

Ecoute.

L’écho n’est pas autour du bruit mais dans le bruit

Comme son gouffre.

Les falaises du bruit,

Les entonnoirs où se brisent ses eaux,

La saxifrage

S’arrachent de tes yeux avec un cri

D’aigle, final.

Où heurte le poitrail de la voix de l’eau,

Tu ne peux l’entendre,

Mais laisse-toi porter, œil ébloui,

Par l’aile rauque.

 

Nous

Au fusant du bruit,

Nous

Portés.

 

Nous, oui, quand le torrent

A mains brisées

Jette, roule, reprend

L’absolu des pierres.

 

Le prédateur

Au faîte de son vol,

Criant,

Se recourbe sur soi et se déchire.

De son sein divisé par le bec obscur

Jaillit le vide.

Au faîte de la parole encore le bruit,

Dans l’œuvre

La houle d’un bruit second.

Mais au faîte du bruit la lumière change.

 

....................................................................

 

Tout le visible infirme

Se désécrit,

Braise où passe l’appel

D’autres campagnes

 

Et la foudre est en paix

Au-dessus des arbres,

Sein où bougent en rêve

Sommeil et mort,

 

Et brûle, une couleur,

La nuit du monde

Comme s’éploie dans l’eau

Noire, une étoffe peinte

 

Quand l’image divise

Soudain le flux,

Criant son grain, le feu,

Contre une perche.

 

...........................................

 

Heure

Retranchée de la somme, maintenant.

Présence

Détrompée de la mort. Ampoule

Qui s’agenouille en silence

Et brûle

Déviée, secouée

Par la nuit qui n’a pas de cime.

 

Je t’écoute

Vibrer dans le rien de l’œuvre

Qui peine de par le monde.

Je perçois le piétinement

D’appels

Dont le parcage est l’ampoule qui brûle.

Je prends la terre à poignées

Dans cet évasement aux parois lisses

Où il n’est pas de fond

Avant le jour.

Je t’écoute, je prends

Dans ton panier de corde

Toute la terre. Dehors,

C’est encore le temps de la douleur

Avant l’image.

Dans la main de dehors, fermée,

A commencer à germer

Le blé des choses du monde.

 

.....................................................

 

Le nautonier

Qui touche de sa perche, méditante,

A ton épaule

Et toi, déjà celui que la nuit recouvre

Quand ta perche recherche mais vainement

Le fond du fleuve,

 

Lequel est, lequel se perdra,

Qui peut espérer, qui promettre ?

Penché, vois poindre sur l’eau

Tout un visage

 

Comme prend un feu, au reflet

De ton épaule.

 

 

Dans le leurre du seuil

Editions du Mercure de France, 1975

Du même auteur :

 « Que saisir sinon qui s’échappe… » (03/06/2014)

Théâtre (03/06/2015)

L’été de nuit (13/06/2016)

Le myrte (13/06/2017)

Deux barques (13/06/2018)

La pluie sur le ravin (13/06/2019)

Le fleuve (13/06/2020)

Dans le leurre des mots (13/06/2022)

La maison natale (13/06/2023)

Le tout, le rien (13/06/2024)

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