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Le bar à poèmes
1 juin 2024

Daniel Kay (1959 -) : L’atelier italien (1)

 

Créateur : Mathieu Pattier / Ouest-France Crédits : Ouest-France

 

L’atelier italien

 

SOUVENIR D’ATELIER TOSCAN

Dans l’atelier du maître ancien

on fabrique patiemment du bleu

au-dessus de quelque fête

champêtre ou religieuse.

En fin d’après-midi

sur la surface saturée d’apôtres,

de garces et d’antique stupeur

un ciel incendié s’applique à dévorer le bleu

derrière la nuque des personnages.

 

PAYSAGE OFFERT

A SAINT FRAN9OIS D’ASSISE

     Sous une belle ligne d’arbres roux, l’été fracassant contempteur des terrasses

enfonçait ses premiers rayons jaunis dans la chair criblée de fruits vermeils. Par-delà

les haies, des moineaux enivrés par le bleu des vitraux traversaient les limbes comme

des avions aux soutes pleines de grandes hosties sombres.

     L’aurore martelait ses coups redoutables sur les meules, déjouant en pleine lumière

les tours des petits franciscains, hilares et frondeurs avant la messe.

     Des fleurettes pâles éclaboussaient le jour naissant.

     Derrière les buissons, la Vierge poursuivait sa dormition dans un immense champ de

bleuets.

     Au loin, un peintre passait du rouge à lèvres sur des chemins bordés d’ombellifères. Et

le jour empli de grâce durait sur fond d’or au-devant des campagnes gardiennes de scolies

arides.

 

 

Dans la cuve d’indigo

le bleu du ciel et la robe de la Vierge

entretiennent de mystérieuses allitérations.

Sous la synecdoque des nuages

le peintre évoque au vocatif

les baies rouges au fond du pré

encore recouvertes d’une étoile de brume

et la bouche de l’ange pleine de sentences audacieuses.

L’herbe nubile frissonne

et répand dans les vergers de vertes allégories.

Sous les phylactères

les stigmates déposent parmi les champs d’oliviers

les signes d’une nouvelle syntaxe.

 

RENAISSANCE

En cette année que Dieu fit bonne et cruelle

en pays d’Occident, Charles V, empereur germanique,

roi d’Espagne et de Sicile, mit genou à terre

pour relever le modeste outil

(déjà nimbé de gloire) tombé au sol :

le pinceau du Maître, Tiziano Vecellio,

plus connu sous le nom de Titien,

élève de Giorgione et ami de l’Arétin ;

au-dehors  à travers la fenêtre

d’où s’échappe le paysage découpé au laser,

l’Histoire confond sur ses clichés

la blancheur des lys et le parfum des roses.

 

SIX ETATS

D’UNE ANNONCIATION ITALIENNE

 

1- lux

Des arbres pleins les yeux

la Renaissance va bientôt

naître dans le bleu ;

la douloureuse mère

n’est encore qu’une jeune fille

qui désire le ciel du bout des seins.

 

2 – verbum

Déflagration d’anges entre les buis !

la pelouse s’arrondit,

le Verbe transperce la chair

comme au printemps le rouge d’in beau fruit.

 

3- passage des fleurs

A la droite du sourire angélique

les petites fleurs des prés

couleur de l’incarnat

versent dans les yeux

leurs lentes métaphores.

 

4 – magnificat

Passage du bleu sous les dorures

ciel risqué

comme à l’aveugle :

non pas un geste

mais une trouée

dans l’extension des ailes

qui retiennent les nuages

collés à la Paroi

 

5 – passage du Temps

Au-dessus des pins

au-dessus des toits

sous un ciel épiphane

le temps en miettes

pulvérise les sandales des anges.

 

6 – dialogue avec l’ange

Plus encore dans le bleu,

des têtes auréolées

mâchent les mots mystérieux

aux syllabes gorgées d’astéries.

 

QUATTROCENTO

L’archange qui annonce la Nouvelle

sur le mur du monastère,

de quel arbre connaît-il le signe,

de quel astre détient-il la clef,

de quelle fleur votive déplie-t-il en silence le chiffre ?

 

NOLI ME TANGERE

(panneau d’un retable – Florence, 1475)

 

Rafales de narcisses, petites voyelles

immarcescibles, non pas en vrac

où en toc mais en liesse,

véritable swing de fleurs

qui frôle la pelle et la pioche

du faux jardinier qui admoneste :

« Ne me touche pas de tes mains roses

aux ongles peints, moi qui depuis l’origine

du Temps ensemence des  nuages

plus blancs que le lin de la chemise des morts. »

 

FRESQUES ENIGMATIQUES

La terre lavée d’un vin aigre où se dissout le noir,

c’est le lieu du passeur qui porte les feuilles rougeoyantes

sur les rives d’un unique été.

On dit que les fresques qui montrent les arbres et la croix

découvrent l’effondrement d’un ravin sous les dents du dieu.

.....................................................

 

Vies silencieuses

Editions Gallimard, 2019

Du même auteur :

Art poétique avec nature morte (09/09/2019)

Le bleu à l’âme (14/06/2021)

L’atelier du peintre (01/06/2022)

Un jardin de statues (01/06/2023)

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