François Cheng (1929 -) : L’arbre en nous a parlé (III)
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Il reste encore un pêcher
selon le désir grandi
Après que les dieux tragiques
ont cherché ailleurs leur champ
Il reste les mots gravés
sur les branches de douleur
En quel hiver ô quel feu
rappellera l’amour promis
Arbres privés de feuilles
Arbres d’hiver
Vous dresserez pour nous ce soir
Contre vents et marées
Vos paravents de branches noires
de fumées bleues
Pour qu’au loin
La flamme trop ardente
De la vallée incendiée
point ne nous embrase
Que plus loin
La mer pressentie
Point ne lance vers nous
ses flots de lait et de sang
Que les cavaliers en plein galop
S’arrêtent
Et pris de remords
A bas de leurs chevaux
tombent à genoux
Que les femmes en attente
Posent leurs urnes
lourdes de cendres
Se laissent envelopper
de brumes de douceur
Que nous entendions enfin
Le souffle de la nuit
Soudain immobiles en nous
Racines noueuses
Tronc droit
Arbre foudroyé
comme tu cours encore
A bout de frayeur
en pleine course
grand cerf qui s’arrête
Devant
fulgurant
s’ouvre l’espace
Derrière
haletante
se tient la meute
Stupéfiant silence
Alors lentement jaillit
d’entre les rameaux fendus
La fontaine de sang
De feu et de glace
Arbres dénudés
en gerbes de fleurs
Long dépouillement au gré des vents
Après flammes de la passion
Après cendres des nostalgies
Pour dire encore les jours
Pour dire encore les heures
Gestes fidèles des amants séparés
Arbres dénudés
de glace et de feu
Branchs dénudées
formant corolle
De tout votre corps
en traits de rigueur
en lignes de grâce
Vous dessinez le ciel
Dessinant l’élan
Dessinant l’envol
Sur fond de gris, de bleu
ou de violet
A l’insu des nuées
Vous nous faites signe
Quand passent les anges
de l’infini
Longues nuits hivernales
Restent croisées nos branches
La promesse est en nous
Nous n’oublierons rien
Nous oublierons tout
Déjà proche est la brise
En une nuit
A l’insu des vivants et des morts
S’ouvre la terre au Désir
Une, deux, trois
mille, dix mille
Implosions : fleurs !
Explosions : fleurs !
Myriades de fleurs
au rendez-vous du visible
Miroirs aux miroirs tendus
Présences aux présences
révélées
Qui était givre
se découvre crocus
Qui était neige
se découvre prunus
- C’est toi cette couleur ?
- Et ce parfum c’est toi ?
- Ah, mon col trop ouvert !
- Ah, ces manches froissées...
Soudain le silence se fait
Au coup de gong fatidique
La terre scintillant de mille feux
S’offre au ciel étoilé
Du fond de la nuit nuptiale
Surgit la voix
Gonflant le sein
Ravivant le sang
Proclamant le nom
Prin-
temps !
Le sous-bois s’éveille
Les couleurs se souviennent
Ce qui reste de neige
est une douleur oubliée
Dont les fourmis portent la marque
La terre-mère ne veut retenir
que l’annonce de la naissance
Le sous-bois s’éveille
Les couleurs se souviennent
Ce qu’apporte la brume
est un surcroît de délice
Pour le bonheur des moineaux
Le vieux chêne est tout étonné
de tant de rires sous sa barbe
A l’ombre de l’ombre
Que déchirent à peine
Les cigales
aux ailes transparentes
La racine sortie de terre
à bout d’humus
Résonne encore
Aux brûlures
des plus hautes branches
L’heure muette cherchant ses mots
Tu es
l’attente
Arbre-résistance
Ne plus bouger d’un pouce d’ici
Non tant fidèle à soi
qu’à la promesse de la Vie
Accueillir pluie comme vent
Cueillir gelée comme rosée
Fouiller racines et caresser nues
Endurer ouragans et ravages
Perdurer alliance terre-ciel
Contre tout attentat
à la flamme à la rouille
Contre tout attente
Dévisager la violence humaine
Fixer des yeux massacres et cris
Prêter le flanc aux coups de hache
ou de machette
Être le corps entaillé jusqu’aux os
anneaux rompus tripes dehors
Porter haut cependant la frondaison
Dispensant l’onguent de l’unique ombre
Sur le dos brûlé de l’enfant orphelin
Non tant fidèle au monde
qu’à la promesse de la vie
Plaine vaste
Ciel bas
Le désir terrestre
point ne disparaîtra
Tant que jusqu’à l’horizon
Vous lèverez
vos coupes assoiffées
Déjà de plus loin
D’infiniment plus loin
Par longues traînes
ailes étincelantes
âme renouvelée
Arrive la cohorte des nues
prêtes au rite de sacrifice
Un instant encore
Elles retiennent leur souffle
Puis, se donnant entières
Versent
Nous n’y pouvons plus rien
L’arbre en nous a parlé
Un vent a traversé
La cour de nos demeures
Des fumées sont montées
Des remparts de la ville
Au milieu de la plaine
Les bêtes ont couru
Les unes vers la joie
Les autres vers la peine
En nous l’arbre a parlé
Nous n’y pouvons plus rien
Longtemps à s’enfoncer
Dans le sol du secret
A supporter les givres
Des tendresses perdues
A retenir l’éclair
Des douleurs éventées
A engendrer des fruits
D’amour inaccompli
Loin des astres de sang
Nés de notre désir
Où nous avions rêvé
Où nous aurions pu vivre
Double chant,
Editions Encre Marine,2000
Du même auteur :
Un jour, les pierres (I) (15/052014)
« L'infini n'est autre… » (15/05/2015)
Un jour, les pierres (II) (15/05/2016)
« Demeure ici… » (15/05/2017)
Un jour, les pierres (III) (05/05/2018)
L’arbre en nous a parlé (I) (05/05/2019)
L’arbre en nous a parlé (II) (05/05/2020)
Cantos toscans (I) (05/05/2022)
Cinq quatrains (05/05/2023)
Neuf nocturnes (05/05/2024)