François Cheng (1929 -) : Neuf nocturnes
Eric Fougere/© Eric Fougere/VIP Images/Corbis
Neuf nocturnes
I
Apprends-nous nuit
A toucher ton fond
A gagner
le non-lieu
Où sel et gel
échangent leurs songes
où source et vent
Refont un
II
Nuit qui réunit
Nuit qui désunit
Qui diminue
Qui démunie
Rien qui n ’y soit à jamais aux abois
Aux abois ceux qui s’éveillant se souviennent
Car la nuit avait beau tendre sa toile
Sur l’océan s’est égarée une voile
Nuit qui guérit
Nuit qui essuie
Qui démultiplie
Qui désemplit
Rien qui n ’y soit désormais à l’abri
A l’abri ceux qui s’éveillant reviennent
Car la nuit s’est déchiré le voile
Une seule flamme unit toutes les étoiles
III
Celui qui dort avec la nuit
Tâte la chaleur des racines pourries
Hume le vol de la chauve-souris
S’aveugle au cri du Loup-Céleste
Se blesse à la pointe des éclairs
Se transforme en rosée de sang
Pour ne plus mourir avec l’aube
IV
Du fond de la vallée
Vaste est la nuit
Après l’éclaboussure du sang
sur le manteau de lavandes
Le tocsin du couchant
ébranle les rocs en extase
Puis vol de corbeaux
puis
silence
L’éternité s’installe
entre louve et chienne
Seul le vent sème l’instant
Un rien alors se met à grandir
Du fond de la vallée
Vaste est la nuit
Un son de flûte
né des entrailles
Monte vers la voûte ardente
longuement l’envoûte
soudain la traverse
S’abîme dans l’obscur
De tout son lointain
L ’astre touché
Vient envelopper le corps
Peu à peu
brûle les cheveux et les ongles
fait fondre chair et os...
De la nuit ne reste plus
que l’inouï battement
du cœur
V
La vraie gloire est ici
Nous passons à côté
Quelques jades croquées
Et maints lotus mâchés
Au travers des ténèbres
Nous ne périrons pas
La vraie vie est ici
Nous passons à côté
Mousse au limon mâché
Lave ou glace croquée
Mourant de nostalgie
Périrons-nous un jour
La vraie voie est ici
A côté nous passons
Nous aurons toujours soif
Et toujours aurons faim
Au travers des ténèbres
Jamais ne périrons
VI
Clair arc tendu
Par quelle lune
Tu n ’en as cure
Cri d ’oie sauvage
Silhouette en feu
Unique trait
Perçant la nuit
Flèche de sang
VII
Les crapauds
ont aboyé la lune
Les corbeaux
ont dévoré la lune
L’araignée seule
a défait refait
fil à fil
La toile d’ombre
Pour capter sans faille
en ses mailles
Les sangs rompus
le secret tu
VIII
Ici
Tout sera un instant
Recueilli
Tout d ’ici
et d ’ailleurs
Écoute donc
Le souffle perdu
Le sang répandu
de l’espace charnel
Et vois
L ’étoile filante
ouvrir à nouveau la plaie
En sa chute d ’extase
Infinie
IX
Par-delà
Tout
Nuit de suie
Suie de nuit
Entoure-nous
de ta torche
Consume-nous
de ta torche
Nous-mêmes torches
tu es souffle
Nous-mêmes suie
souffles-tu ?
Suie de nuit
Nuit de suie
Tout delà
par...
Revue Po&sie, N°65
Belin éditeur, 1993
Du même auteur :
Un jour, les pierres (I) (15/052014)
« L'infini n'est autre… » (15/05/2015)
Un jour, les pierres (II) (15/05/2016)
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L’arbre en nous a parlé (II) (05/05/2020)
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