François Cheng (1929 -) : Cantos toscans (II)
© Leemage
Cantos toscans
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Que savons-nous des Anciens,
De leurs joies et de leurs peines ?
Que savons-nous de nous-mêmes,
De nos peines et de nos joies ?
D’autres que nous retrouveront
L’écho d’un soir sur le pré,
Parmi les rosées, rires, cris....
Midi le muet.
L’olivier mûrit son huile ;
La vigne mûrit son vin.
Les fourmis transportent leurs vivres.
Le long d’un muret herbeux
La campagne à perte de vue
Tait sa joie d’être.
Un plein été sur la terre.
« Chez nous, on glaçait le thé
Dans un puits. » Mais le lézard
Sent la brûlure de la pierre.
Lézard éventré crachant
Encore sa soif sans remède.
Le sol bourdonne de pavots.
Chemin creusé par les mains,
Chemin creusé par les pieds,
Chemin de vie qui serpente
Des enrailles jusqu’à la crête,
Où un cheval, muet, s’attarde,
Humant les nuages, puis aborde
L’autre versant de la montagne ;
(Vinci)
Le chemin montant vers toi est brûlé
De soif, de faim. Puis, à travers oliviers
Jusqu’au lieu où tu es né. Mais qu’à tu vu
De ton œil d’aigle ? Qu’as-tu touché, compris
Le long d’une vie ? Maints de tes rêves seront
Réalisés. Face au mystère, tu demeures
Mystère. Regard – sourire – regard ?
Face à Toi, les hommes ont porté
Leur génie à son comble. De l’œil
A la main, ils ont poursuivi
Leurs chimères, engendrant figures,
De rêves et de sang, à seule fin
De survivre à leur passion, de
Supporter un peu Ta splendeur.
(Fresque de Barna, San Giminiano)
Le cruel et le violent
N’ont pas dit leur dernier mot.
Leurs faces plaquées sur les murs. !
Cruels, violents, nous le sommes.
Jusqu’au bout des yeux, des ongles :
Fouiller le cœur en sa chair. ;
Percer la chair jusqu’au cœur !
Sommes-nous là pour durer,
Ou bien pour un seul été ?
La gloire née d’une main d’homme
A glissé d’entre les murs.
Trouant l’espace diapré,
La licorne sans tête pourchasse
L’ombre de l’après-midi.
Encore un pas nous serons au sommet.
Et nous verrons la mer d’entre les pins.
Ombre frangée d’or, odeur du rêve perdu,
Murmure d’un long après-midi terrestre.
Tout se retrouve : humus, résines, fumées,
Brises d’ici, brises d’ailleurs, trop lointains flots.
Plus loin encore blanche voile noyée de larmes.
L’éternité est là,
Un seul instant l’instaure.
L’instant où tu adviens
Et ouvres l’œil et vois
Qu’avant de t’effacer
Rien ne sera su par toi
Mais que tu voies, et loue...
L’infini n’est autre
Que le va et vient
Entre ce qui s’offre
Et ce qui se cherche
Va-et-vient sans fin
Entre arbre et oiseau,
Entre source et nuage.
Suivre le poisson, suivre l’oiseau.
Si tu envies leur erre, suis-les.
Jusqu’au bout. Suivre leur vol, suivre
Leur nage jusqu’à devenir
Rien. Rien que le bleu d’où un jour
A surgi l’ardente métamorphose.
Le Désir même de nage, de vol.
Mais l’oiseau point d’empreinte
Ne laisse Son empreinte est
Son vol même. Nulle trace
Autre que l’instant-lieu,
Joie du pur avènement. :
Lieu deux ailes qui s’ouvrent,
Instant un cœur qui bat.
Dis donc ce qui vient de toi.
Dis tout ce qui te soulève
Au-dessus des contingences.
Le monde attend d’être dit,
Et tu ne viens que pour dire.
Ce qui est dit t’est donné :
Le monde et son mot de passe.
Contempler jusqu’à l’heure extrême,
Jusqu’à l’écoeurement, jusqu’au
Retournement. Muscles brûlés,
Os fendus. Un filet de sang
Re-trace l’initiale promesse
De la prime nuit où jadis
Jaillit l’impensable étincelle.
Ne quémande rien. N’attends jamais
D’être payé de retour. Le pur souffle
Que tu propages doit faire le long tour,
Par-delà tes jours. Te reviendra
En orties, ou en pierres, peu importe.
Il t’accompagnera dans ta marche
Plus loin que toi le long de la Voie.
Traces que laisse ton destin aimant, nullement
En ligne droite mais en cercles concentriques
Cercles rejoignant d’autres cercles mus par l’amour
Jusqu’à rejoindre l’immense cercle initial
Qui depuis toujours aimante tout, mêlant
Destins brisés er rêves primordiaux
Feuilles tombées ferments d’un printemps autre
Dans l’Ouvert, toutes choses se révèlent présences
Leur voie n’est point écoulement-épuisement
Présence à présence, elles se suscitent et s’élèvent
Transformant la marche droite et horizontale
En fumée bleue de l’accueil. Corps ailés tendus
Vers le clair et le haut, mouvement même du Tao !
Ah, élan du souffle, pur jaillissement, chant !
Que de l’autre royaume nous revienne
Ce que nous croyions perdu. Que reviennent
Ceux qui en s’éloignant n’avaient rien dit ;
Que leur cri muet soit notre pain quotidien.
Que revienne entière l’âpre déchirure :
Morsure et remords sont d’un seul tenant.,
Douleur et douceur se tiennent l’une par l’autre.
Mais l’autre royaume n’est point la mort.
L’autre royaume d’où provient le souffle
N’est-il à la source de celui-ci ?
Celui-ci perdant sa source ne perd-il
Son advenir ? Ne se donne-t-il la mort ?
Re-devenons ce qui surgit du Rien.
Ré-habitons ce qui du Rien advient.
Cette vie qui se termine en aveugle,
En appel d’une muette, en chair
Hérissée de peines, de peur, oubliant
Avoir été l’unique sourire, au cœur
De l’éternité. Que laissera-t-elle ?
Qu’attend-elle ? Reconnaîtra-t-elle ses pleurs
D’enfant dans l’innommé outre-regard ?
N’oublie pas ceux qui sont au fond de l’abîme,
Privés de feu, de lampe, de joue consolante,
De main secourable... Ne les oublie pas,
Car, eux, se souviennent, des éclairs de l’enfance,
Des éclats de jeunesse – la vie en échos
Des fontaines, en foulées du vent -, où vont-ils
Si tu les oublies ? Toi, dieu de souvenance.
(Madonna del parto, à Monterchi)
Oui, que vienne le soi, que vienne
La paix, que le rouge-or cède
Enfin le pas au bleu-gris,
Couleur de robe maternelle.
D’un fils douleur consolante,
D’une mère douleur consolée,
La nuit sera de naissance.
L’heure donc est venue, Seigneur
De dévisager la vie
Selon toi, non selon nous
Accompagne-nous jusqu’au bout.
Pour que rien ne soit perdu.
Mais toi, le déjà perdu,
Viendras-tu à l’heure, Seigneur ?
Cantos toscans
Editions Unes, 06000 Nice,1999
Du même auteur :
Un jour, les pierres (I) (15/052014)
Le long d’un amour (I) (15/05/2015)
Un jour, les pierres (II) (15/05/2016)
« Demeure ici… » (15/05/2017)
Un jour, les pierres (III) (05/05/2018)
L’arbre en nous a parlé (I) (05/05/2019)
L’arbre en nous a parlé (II) (05/05/2020)
L’arbre en nous a parlé (III) (05/05/2021)
Cantos toscans (I) (05/05/2022)
Cinq quatrains (05/05/2023)
Neuf nocturnes (05/05/2024)
Cantos toscans (II) (05/05/2025)