Henri Michaux(1889 – 1984) : La marche dans le tunnel (10 – 23)
La marche dans le tunnel
CHANT DIXIEME
Le Grand Azuré, cette année, sa Tour pencha.
Le Grand Azuré, la vermine en sortit et le recouvrit et tous les siens en
furent recouverts. Cela advint par méfortune, ensuite d’un coup malheureux.
Comme il était hébété par la chute et tassé dans le coin, on jeta l’éponge
pour lui.
Oh ! Douleur !
Il n’eut pas le temps de lever le voile de ses paupières, que déjà c’était
fait...
L’oscillatoire fait dormir. L’éruptif fait frémir. Il sortit d’une tête
insignifiante un jet incroyablement forcené. Cependant médiocre et ridicule et
s’ébroua le peuple, et s’ébroua le continent sous l’éperon méchant.
Tuant, disant semer, tuant, tantôt à l’ouest, tantôt à l’est.
Sa charrue faisait sur les cailloux un bruit retentissant.
CHANT ONZIEME
Comme une comparaison voguant négligemment en apparence dans un
esprit distrait, s’en va, pêchant une réalité encore obscure dans une zone
encore plus obscure et vous la met au jour, tout à coup, timbrée de mots
significatifs, ainsi l’époque malheureuse, hébétée sous les coups incessants,
prépare quelque chose d’important qui va rendre intelligible l’immense
confusion où des millions s’entrebattent à mort, sans pouvoir s’arrêter, pris
dans les bretelles du malheur. Mais quelle chose ? Et comment ?
Telle une eau douce souterraine circule sous l’eau de la mer, ne servant à
personne, mais peut émerger plus loin à l’intérieur des terres, arrosant une
graine, puis élevant un palmier, ainsi...
CHANT DOUZIEME
En ce temps-là, un grand pays se trouva comme un pays petit.
Un accident de lutte l’ayant mis à terre en un instant, il se tenait coi à
présent, jetant les yeux à gauche, à droite, il semblait demander la permission.
En ce temps-là, celui qui, avait jeté tant de lumière fut en grande obscurité.
Ce pays alors beaucoup nous affligea et lui fort affligé aussi, mais surtout
penaud d’être si amoindri et prisonnier et sa chaîne si courte et si tendue.
Les autres pays, stupéfaits, considéraient celui qui, par son soleil, les
avait si longtemps forcés à lever la tête.
Mais ils ne se réjouissaient pas, même les envieux.
Ce ratatinement si rapide les angoissait.
CHANT TREIZIEME
Les couverts sont nombreux. Les lieux découverts sont encore plus
nombreux.
Une plaine riche en homme est fauchée par un tir en rafales.
Mais l’humanité nombreuse, quoique moins que les rats, est là qui se
présente, imposante réserve.
Troupes fraîches, sang nouveau.
Entre des haies de drapeaux, entre des haines de drapeaux, la voilà qui
défile vers le prochain pourrissoir...
Comme un banc de thons dans la madrague, le long du filet interminable,
se croyant prudent s’en va tout de même, sans s’en douter dans la chambre
de mort, d’où, pressé par les nouveaux arrivants, il se débat furieusement,
vainement, attaquant ses proches, l’humanité, tout en faisant ses comptes, ses
statistiques prometteuses, entre méthodiquement dans le charnier.
CHANT QUATORZIEME
Démâté de tous mâts, le navire écoute le vent désormais inutile.
La Tape de la balle est rapide qui frappe le guerrier, rapide et décisive.
Après, tout change.
Attente. Attente démesurément longue. Non, la soif ne fait pas lever la
brise, il ne faut pas y compter.
En cette époque la disette gagna partout. Les figures étaient contractées. Le
pain devint terreux. Une pomme trouvée dans la terre était plus entourée qu’un
proche patient.
En cette époque, la faim entra, la nourriture partit : partit pour servir sous le
drapeau. Le blé faisait du charbon, le lait nourrissait le canon.
Dans cette énorme mécanique, l’homme subalterne passait, essayant de ne
pas se faire remarquer.
La quatrième croisade rapporta la lèpre, et toi, croisade pétaradante, que
nous rapporteras-tu ?
CHANT QUINZIEME
Dénature ! Dénature !
On dénature le café. Il fait des soucoupes. On dénature le maïs, et il fait
avancer les locomotives et reculer la paix.
On dénature le clair, et des noms nobles que l’on croyait connaître prennent
un sens qui gifle et fait rougir.
Les mots blasphémés, terrible leur cavalerie ! s’ajoutent à l’insomnie des
évènements.
Ce fut aussi l’époque de l’obscurcissement des villes.
CHANT SEIZIEME
Aujourd’hui, aujourd’hui de catafalque !
Voici qu’est venue l’époque du bafouement.
Le battu reçoit un chapeau, le chapeau du Roi-Esclave.
L’albatros au large vol,
La corde à la patte, attend près d’un seau d’eau.
On a cousu nos frères dans des peaux d’ânes
On a cousu nos frères dans des peaux de porcs
On a cousu nos frères dans des peaux de porcs
et on nous les a renvoyés pour demeurer avec nous.
Oh étranglement...
CHANT DIX-SEPTIEME
Le visage plaît. La carcasse hypnotise.
Champs de bataille épars dans le continent. Epars les hommes.
Epars les os, culbutées les machines.
Des yeux de soldats morts ne s’égarent plus dans le spectacle multiforme du
monde.
Plus fixes que la philosophie, plus fixes que la vengeance, les yeux des
soldats morts.
Les têtes qui s’étaient laissées chavirer par les rêves, gisent maintenant
comme des cailloux.
CHANT DIX-HUITIEME
Le Blessé entre les lignes, le blessé, le vent porte son cri, lugubre, obstiné.
Le soldat dans un trou de boue, comme une crotte, crie.
Ses derniers cris, il crie.
Un autre seulement meurt.
Le colonel fier, l’obus l’a stoppé. Le colonel dur, la fumée de l’orgueil
s’échappe par sa blessure.
La pellicule de la vie est mince, colonel. Comme elle est mince. Tout le
monde le sait. Mais on peut l’oublier.
La pellicule de la vie...
CHANT DIX-NEUVIEME
Les soldats de l’armée encerclée ont derrière les barbelés un regard crevé.
L’espoir ou le passé le remplit malaisément et pour peu de temps.
Autrefois ! Bref autrefois pour qui s’apprêtait à vivre...
Le parqué avec la multitude considère sa peine. Il considère sa pensée, son
cœur, son « lui-même » si justement adapté ailleurs, mais inutile ici comme
pain dans une poubelle.
Souvenir ! Il s’en retourne à ses souvenirs.
Comme en ses profondes rainures, le fond de la mer du Nord garde encore
le lit du Rhin, lorsqu’il y a des dizaines de milliers d’années, il s’en venait
déboucher au large de l’Ecosse, ayant ramassé en chemin la Somme, la
Tamise et de-ci de-là, de moindres rivières...
Souvenirs !
Souvenirs de la race humaine.
Souvenirs pour résister.
CHANT VINGTIEME
Voici qu’est venue l’Epoque dure, plus dure que la dure condition de
l’homme.
Elle est venue, l’Epoque.
Je ferai de leurs maisons des lieux de décombres, dit une voix.
Je ferai de leurs vaisseaux qui voguent sur l’eau des pierres qui coulent
rapidement.
Je ferai de leurs familles des hordes terrifiées.
Je ferai de leurs richesses ce que d’une fourrure font les mites, n’en laissant
que le spectre, lequel tombe en poussière au moindre geste.
Je ferai de leur bonheur une sale éponge qu’il faut jeter, et leurs projets
d’autrefois plus comprimés que le corps de la punaise persécuteront leurs jours
et leurs nuits.
Je ferai planer la mort en vérité et en réalité et malheur à qui se trouvera
sous ses ailes.
Je culbuterai leurs dieux d’une monstrueuse culbute et dans ses débris
éparpillés ils trouveront des dieux qu’ils ne se savaient pas et dont la perte les
fera souffrir encore davantage.
CHANT VINGT ET UNIEME
Lugubres, lugubres mois !
Lugubres comme cantonnement inondé par surprise.
Lugubres comme le blockhaus aperçu tout à coup et trop tard, trop tard son
embrasure mince semblable à un mauvais œil plissé, mais ce qui en sort est
autrement pénétrant.
Lugubres comme un croiseur sans escorte aérienne, le soir, près des unités
ennemies tandis qu’on entend des bruits dans le ciel que l’on identifie que trop
bien quoique encore faibles, mais ils grossissent si épouvantablement vite, et le
croiseur s’en va, zigzaguant comme une phrase maladroite qui ne rencontre pas
le lit de l’histoire.
Lugubres... et pas finis.
CHANT VINGT-DEUXIEME
Fouets au Sud ! Fouets à l’Est ! Fouets à l’Ouest ! N’ornez pas trop vos
fouets, empêcheurs secrets cachés derrière les étendards. C’est à présent
tellement inutile.
Taches noires sur les vivants ! Flaques noires sur les vivants !
Il avance de derrière l’horizon, dit-on, derrière les généreux qui offrent leur
vie, derrière les avares qui perdent leur vie, derrière les inconscients, les
dominateurs, il avance dit-on... Mais qu’est-ce qui avance vraiment ?
Hiver. Barrage. Avenue de tombeaux !
Froid, en forme de feu,
en forme de plaine dans la souffrance,
et il ne peut y avoir d’abandon.
Peuple. Journaux. Université de tambours.
Vengeurs. Ambassadeurs. Bedeaux d’obélisque !
CHANT VINGT-TROISIEME
Où vas-tu, homme à la tripe lâche ?
L’homme va dans sa grange à idées. Cette idée le tuera. N’importe, il faut
qu’il y aille.
Le tigre n’y va pas. Sa patte heureusement est plus souveraine. Avec une
pareille moutarde on a sa vie toute assaisonnée.
Il n’y a plus pour lui qu’à trouver un peu d’ombre fraîche, et des raies de
lumière sœurs des rayures de son pelage, et les proies et les joies viendront en
suffisance. Quelle chair, en effet, montée sur deux et quatre pattes ne se met
tôt ou tard en mouvement, inspirée par l’aventure du changement ?
Le tigre frappe, que ne fera pas l’homme ?
La mouche s’enlève : Où ne s’envolera pas l’homme ?
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(inachevé)
1943
Epreuves, exorcismes
Editions Gallimard, 1945
Du même auteur :
« Mais Toi, quand viendras – tu ? » (22/05/2014)
Arriver à se réveiller (22/05/2015)
Contre ! (22/05/2016)
Emportez-moi (22/05/2017)
L’époque des illuminés (22/05/2018)
Le grand combat (04/05/2019)
La marche dans le tunnel (1-9) (03/05/2020)
Dans la nuit (04/05/2022)
Clown (04/05/2023)
Les travaux de Sisyphe (04/05/2024)