Juan Gelman (1930 – 2014) : L'opération d'amour. Citations (Sainte Thérèse), I – XV
L'opération d'amour
CITATION I (SAINTE THERESE)
l’âme inondée par cette douceur / comme si l’homme
tout entier / intérieur extérieur / devenait un
et que cette douceur on la mettait
dans la moelle de tous les petits os
qui nous transportent / pour le pire / pour le meilleur / cette vie
que tu vis en moi / les sucs que tu me
converses en silence comme patrie
ou grand parfum si doux
qu’on ne sait pas où elle est / ivresse
qui ne cherche rien / ni désir / ni demande /
sauf que tu me donnes des baisers de ta bouche
m’en imbibes / que je te voie que tu me voies /
car sans toi / que suis-je sinon désastres ? / où
vais-je finir privé de toi ?/ ô ma miséricorde
mienne / mon bien / soleil qui ensoleilles /
sèches la désamour
CITATION II (SAINTE THERESE)
comment est-il possible que vivant
cette défaite/ ton amitié
me soigne l’âme ? / comment
me consoles-tu m’aimes-tu / m’ouvrant
contre la dure mort / et dis-tu des
paroles blessantes comme du lait
à manger comme un agneau /
tout puissant de toi ?
CITATION III (SAINTE THERESE)
comme elle est plongée l’âme et embrasée
dans le soleil lui-même / assise à l’ombre
de ton désir ou toi / chantant sous
son propre pommier / ou regarde
comme un apaisement ta nouvelle
d’ajointement ou arbre arrosé
du sang de l’admirable amour /
égorgé qui jamais ne cesse comme
doux regard de toi / vivante mort
qui t’accompagne d’être / oisillons
qui boivent la lumière
dans le soir en manière d’endurer
CITATION IV (SAINTE THERESE)
cœur ou douceur qui voles
sur ce recoin où enfermé je dors
de toi / avec toi / vers toi / âme claire
où l’on m’a reçu pour être lumière
ou pureté si grande d’être triste /
ou oiseau qui sort de lui-même comme
une âme qui brûlerait au milieu
de ton regard / pareillement
CITATION V (SAINTE THERESE)
à ma gorge tu es douce / grandeur
tombée du pur regard / médiatrice
de toi à moi où je fonde
la merveille de te voir / épouse où
je bois mon existence / ô mon amante
autrement dit ramée qui m’aimes / signe
que je te fais oiseau à toute force
contre la pauvre après-midi
CITATION VI (SAINTE THERESE)
âme toi qui halètes au beau milieu
de la pensée / de la vie / toi qui cours
comme un cheval / où est le picotin
pour stopper tes pattes folles ? où la fièvre
de répandre grandissime l’amour
pour qu’elle dorme enveloppée l’épouse
qui tremble à l’aube contre la solombre
de ta méditation ? / où les fleurs que
tu sens au pommier dressé de l’amour
où toutes mes âmes se sont perdues
pour que par elle ouverte en son milieu
tu âmes mon visage dessaisi /
beauté de toi comme les oraisons
où veille dans la peine mon silence ?
CITATION VII (SAINTE THERESE)
avançant humblement / essayant de
tout savoir de ta si douce lumière /
âme extrême de toi disséminée
qui donne la vie dans la mort / tu as
fait cheminer mon cœur autour de la
créature qu’humecte ta créature
comme âme appliquée à aimer / tous ces
désirs / ces trêves où je brûle comme une
terre de toi où tu te poseras
un infini un moment / monde de
ta main calme sur moi / chaleur / savoir
de tes douceurs / ou de ta compagnie /
comme m’enfermer dans ton secret sans
jamais sortir de ta seigneurie / non
CITATION VIII (SAINTE THERESE)
douleur de toi qui n’est pas comme d’autres /
cité à supporter grandes douleurs /
je me souffre assis à ta petite ombre /
j’écoute ton poing qui cogne sur l’ombre /
ombre de toi brûlant contre le chien
de ce bonheur comme un adieu / parfaite
consolation de toi / pur travail où
tu ordonnes ce que tu voudrais / grande
peine de toi comme âme délicieuse
où tes actes s’enflamment délicats /
et tu m’écris avec des liens de feu /
tu viens comme le soir des cloches qui
résonnent gravement pour mon âme
qui pourrait te suivre comme un chien / toi
CITATION IX (SAINTE THERESE)
si vaste la chienne de ta main où
s’en vont paître mes tout petits agneaux
comme nuit de toi / gorge comme nuit
pour que tu me chantes comme matin
tout douloureux de toi / distance qui
saigne dedans mon sang / chienne nourrie
de sa douceur comme une folle plume
volant au vent de l’adieu / vie déjà
qui me piétines contre la mort / toi /
ou qui chemines contre l’ombre / douce
de ta consolation comma abri / nid
où tu couves mes peines contre toi
CITATION X (SAINTE THERESE)
si tu es écrite âme / pourquoi triste
n’en sors-tu pas en travaillant ta peine ?/
oubliée de toi par-dessus la vie /
par neiges par eaux et chemins brisés /
pour atteindre les âmes amoureuses
ou fontaines vives des plaies qui brûlent
comme des ailes où tu voles / si douce /
contre toi-même / pauvrette si pure /
petit papillon qui cries à travers
tes champs arides ou ta désolation /
dans la région supérieure de l’âme
où les oisillons qui ne veulent pas
mourir se meurent du désir de mourir
contre la dure nuit pareillement
CITATION XI (SAINTE THERESE)
qu’est-ce que ce bruit dans la tête ? / toi ? /
comme un délire de la nuit ? comme un
oiseau parleur ? / tu voles en quelle chambre
de mon âme ? toi beauté suspendue
au milieu de mon exil comme des
pieds qui piétinent ma chaleur ? ou toi ?/
chaleur qui brûles les soifs de ma soif ? /
porte qui ouvres mon cœur ? / ou le centre
de mon âme où tu dresses ton éclat ? /
âme pleine de ténèbres ? / âme qui
est ténèbres jusqu’à toi ? / âme obscure
pour ton opération de clarté ? / dur
dedans que tu consoles ? / tout oiseau ? /
feu qui travaille plénitude / largeur /
longueur de ta propre douleur / petit
ciel si bon tout plein d’ailes comme toi ?
ton visage uni à ton vol de toi ?/
à ton regard regard s’il ne regarde ? /
million de vies en qui tu es ? / secrète
désignation de toi ?/ amour et monde ? /
CITATION XII (SAINTE THERESE)
ces paroles comme des pierres qui
tombent de toi accumulant les murs /
ces murs de toi pareils à des paroles
qui m’empierrent muette / sourde / aveugle
l’âme que tu me brilles / corps bouillant
amuré à ta douce compagnie /
sécheresses de brûler sous l’outil
qui sculpte l’âme comme une pierre qui
est tombée de toi / paroi sourde / aveugle /
muet d’une très haute guerre / écho
inévitable de ton être / ou astre
tournant dans la bataille de la nuit
CITATION XIII (SAINTE THERESE)
maladroit / je ne recule pas / j’use
ma vie à mourir de toi / je trébuche
souvent sur ce me vivre de mourir
de toi / même si je ne sais comment
je brûle dans l’air / ravagé / une âpre
douceur m’attache à toi sans obédience /
de mes ailes rompues je sais voler
hors de toi / ou mieux en toi / au-dedans
de ta douceur où il reste toujours
du pain à manger / amer comme toi
lorsque tu soignes les palies de la peur
qu’à éprouvée l’âme toute seulette
CITATION XIV (SAINTE THERESE)
bénie sois-tu douleur qui mis au monde
cet amour tout âpre de temps / ces clairs
signes brisés comme de claires eaux
qui tombent vers le haut de la partie
supérieure de l’âme / oisillons
élevés pour bien plus que leur force /
créatures de calme ou grandissime
paix comme tes mains qui sentent l’odeur
de l’épouvante passée / comme écrite
contre les murs insouciants de la mort
qui passait à pied à travers des rues
où toute enfance était dissimulée
CITATION XV (SAINTE THERESE)
dedans ce lieu il y a une dame /
âme de soi qui me brûle la douce
souvenance de toi / comme animal
sauvage en sa course contre la mort /
comme bonheur vivant de la lumière /
comme parcelle ouverte de passion /
différence du feu qui brûle de
toi à moi / ou tourterelle de paix /
chair que j’ai aimée éperdu / pensée
de toi à toi / et je t’ai parcourue
contre l’effroi de se savoir vivants
dans cette solitude de sable
(L’opération d’amour)
Traduit de l’espagnol par Jacques Ancet
In, Revue « Moriturus, N°5, août 2005 »
Editions Fissile, 09310, Les Cabannes