Bertran de Born (1140 – 1215) : « Me plaît le joyeux temps de Pâques... » / « Be·m platz lo gais temps de Pascor... »
Bertran de Born, d'après un chansonnier du XIIIe siècle. BnF, MS cod. fr. 12473.
Me plaît le joyeux temps de Pâques
qui fait venir feuilles et fleurs
et j’ai plaisir quand j’entends la jubilation
des oiseaux qui font retentir
leur chant dans le bocage
et j’ai plaisir quand je vois sur les prés
tentes et pavillons dressés
et j’ai grande allégresse
quand je vois dans la campagne rangés
chevaliers et chevaux armés.
J’ai plaisir quand les éclaireurs
font fuir les gens portant leur bien ;
j’ai plaisir quand je vois derrière eux
une troupe de soldats accourir ;
j’ai plaisir en mon cœur
quand je vois châteaux forts assiégés,
remparts ruinés et effondrés
quand je vois l’armée sur la rive
derrière sa ceinture de fossés
et ses palissades de pieux forts et serrés.
J’ai plaisir aussi que le seigneur
soit le premier à l’attaque
à cheval, en armes, sans peur,
qu’il rende les siens audacieux
par sa vaillance et sa bravoure
et, quand vient la mêlée,
que chacun soit prêt
à le suivre ;
car nul n’est estimé
qui n’a reçu et donné de coups.
Masses d’armes, épées, heaumes colorés
et écus rompre et arracher
nous verrons dès le début du combat
et vassaux ensemble frapper ;
d’où s’en iront à l’aventure
les chevaux des morts et blessés ;
dès qu’il sera entré dans la mêlée
chaque homme de notre parage
ne doit penser à autre chose qu’à fendre tête et bras
car mieux vaut être mort que de vivre vaincu.
Je dis que rien, ni manger , ni boire ni dormir
n’a tant de saveur
que d’entendre crier
des deux côtés et hennir
les chevaux des cavaliers dans l’ombre
et crier « A l’aide ! »
et voir tomber dans les fossés
petits ou grands, dans l’herbe,
et voir les morts qui ont au flanc
le fer des lances avec les oriflammes.
Barons, mettez en gage
châteaux, villes et cités
plutôt que de cesser la guerre !
Traduit de l’occitan par Marie-Louise Astre et Françoise Colmez
In, « Poésie française. Anthologie critique »
Editions Bordas, 1982
J’aime le temps gai de Pâques
qui fait feuilles et fleurs venir
et j’aime quand j’entends la jubilation
des oiseaux qui font retentir
leur chant dans le bocage
et j’aime quand je vois sur les prés
tentes et pavillons dressés
et j’ai grande allégresse
quand je vois dans la campagne rangés
chevaliers et chevaux armés
J’aime quand les éclaireurs
font fuir les gens avec leurs biens
j’aime quand je vois derrière eux
une troupe de soldats accourir
j’aime en mon cœur
voir de forts châteaux assiégés
les remparts rompus et effondrés
voir l’armée sur la rive
tout entourée close de fossés
et lisse de forts pieux serrés
J’aime que le seigneur
soit le premier à l’attaque
à cheval armé sans peur
qu’il rende les siens audacieux
de sa vaillance et bravoure
et quand vient la mêlée
que chacun soit prêt
volontiers à le suivre
car nul n’est estimé
qui n’a reçu et donné de coups
masses d’armes
épées heaumes de couleurs
écus troués et rompus
nous verrons dès que commence la lutte
vassaux ensemble frapper
et s’en iront à l’aventure
les chevaux des morts et des blessés
dès qu’il sera entré en lutte
chaque homme de notre paratge
ne doit autre chose penser
qu’à fendre les têtes et les bras
mieux vaut être mort que vivre vaincu
Je dis que rien n’a tant de saveur
manger ni boire ni dormir
que d’entendre crier à eux
des deux côtés et hennir
les chevaux des cavaliers dans l’ombre
et crier à l’aide à l’aide
voir tomber dans les fossés
petits ou grands dans l’herbe
voir les morts qui ont au flanc
le fer de lance avec les oriflammes
Barons mettez en gage
châteaux villes et cités
plutôt que de cesser la guerre
Adapté de l’occitan par jacques Roubaud
in, « Les Troubadours. Anthologie bilingue »
Seghers éditeur, 1980
Bien me plaît le gai temps de Pâques
Qui fait feuilles et fleurs revenir,
Et me plaît ouïr le bonheur
Des oiseaux qui font retentir
Leurs chants par le bocage
Et me plaît quand vois sur les prés
Tentes et pavillons dressés
Et j’ai grande allégresse
Quand vois dans la plaine rangés
Chevaliers et chevaux armés.
Et me plaît quand les éclaireurs
Font les gens avec leurs biens fuir,
Et me plaît quand vois après eux
Une grande armée ensemble venir,
Et me plaît en mon cœur
Quand vois châteaux-forts assiégés
Remparts rompus et effondrés
L’armée sur le rivage
Qui est entouré de fossés
Clos par de forts pieux serrés
Et aussi me plaît le seigneur
Quand est premier à assaillir
A cheval, armé, et sans peur,
Qu’ainsi fait les siens s’enhardir
Par valeureux exploits ;
Quand dans le combat est entré
Chacun doit être décidé
A le suivre avec joie ;
Car nul homme est en rien prisé
Avant qu’ait maints coups échangés.
Masses et épées, heaumes de couleur,
Ecus tranchés et dégarnis
Verrons à l’entrée du combat
Et maints vassaux ensemble frapper,
Et en désordre courir
Chevaux des morts et des blessés ;
Et quand il est en lutte entré,
Chaque homme de haut parage
Ne pense qu’à têtes et bras briser,
Mieux vaut un mort qu’un prisonnier
Je ne trouve autant de saveur
A manger ou boire ou dormir
Comme quand ouïs crier : « A eux ! »
De toutes parts, et ouïr hennir
Les chevaux par l’ombrage
Et ouïs crier : « A l’aide, à l’aide ! »
Et vois tomber dans les fossés,
Petits et grands dans l’herbage,
Et vois les morts qui portent au flanc
Tronçons de lances avec leurs flammes.
Barons, mettez en gages,
Châteaux et villes et cités,
Venez avec nous guerroyer.
Adaptée de l’occitan par France Igly
In, « Troubadours et trouvères »
Seghers, 1960
Du même auteur :
« Si tous les deuils et les pleurs... / « Si tuit li doil e·il plor... » (16/11/2021)
Royaumes sont, mais plus de rois... » (16/11/2022)
Be·m platz lo gais temps de pascor,
Que fai foillas e flors venir ;
E platz mi qand auch la baudor
Dels auzels que fant retentir
Lor chan per lo boscatge ;
E plaz me qand vei per los pratz
Tendas e pavaillons fermatz ;
Et ai gran alegratge,
Qan vei per campaignas rengatz
Cavalliers e cavals armatz.
E platz mi qan li corredor
Fant las gens e l’aver fugir,
E plaz mi, qan vei apres lor
Gran ren d’armatz ensems venir ;
E platz me e mon coratge,
Qand vei fortz chastels assetgatz
E·ls barris rotz et esfondratz,
E vei l’ost el ribatge
Q’es tot entorn claus de fossatz,
Ab lissas de fortz pals serratz.
Et atressi·m platz de seignor
Qand es primiers a l’envazir
En caval armatz, ses temor,
C’aissi fai los sieus enardir
Ab valen vassalatge.
E pois que l’estorns es mesclatz,
Chascus deu esser acesmatz
E segre·l d’agradatge,
Que nuills hom non es ren prezatz
Troq’a mains colps pres e donatz.
Massas e brans, elms de color,
Escutz trancar e desgarnir
Veirem a l’intrar de l’estor,
E maint vassal essems ferir,
Don anaran aratge
Cavaill dels mortz e dels nafratz.
E qand er en l’estor intratz,
Chascus hom de paratge
Non pens mas d’asclar caps e bratz,
Car mais val mortz qe vius sobratz.
E·us dic qe tant no m’a sabor
Manjar ni beure ni dormir
Cuma qand auch cridar : "A lor !"
D’ambas las partz et auch bruïr
Cavals voitz per l’ombratge,
Et auch cridar, "Aidatz ! Aidatz !"
E vei cazer per los fossatz
Paucs e grans per l’erbatge
E vei los mortz qe pels costatz
Ant los tronchos ab los cendatz.
Pros comtessa, per la meillor
C’anc se mires ni mais se mir
Vos ten hom e per la genssor
Dompna del mon, segon q’auch dir.
Biatritz d’aut lignatge,
Bona dona en ditz et en fatz,
Fons lai on sorz tota beutatz,
Bella ses maestratge,
Vostre rics pretz es tant poiatz
Qe sobre totz es enansatz.
Baron, metetz en gatge
Castels e vilas e ciutatz
Enans q’usqecs no·us gerreiatz.
Poème précédent en occitan :
Raimbaut de Vaqueyras: « Ne me plaisent hiver ni printemps... » / « No m'agrad' iverns ni pascors... » (24/10/2020)
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Peire Rogier : « En bon vers ne peut faillir... » / « Ges non puesc en bon vers fallir... » (25/11/2020)