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Le bar à poèmes
1 septembre 2020

Edouard Glissant (1928 – 2011) : Saison unique

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Saison unique

 

LES YEUX LA VOIX

 

     Les flambeaux s’accusaient de la couleur noir étang de la nuit

     Nos mains solubles nos airs de rapine boiseuse la paille flambée de nos

yeux !

     Mers, mon silence à travers vous patiemment renaît

     A travers vous orées à travers vous la boue

     Et la conjonction du gel et du dégel.

 

     Autrefois autrefois

     Ah ! mémoire rocailleuse insurge-toi en taillis.

     Chaque buisson de mémoire cache un tireur.

 

     Sur nos têtes le battement du moulin

     Dans nos nuits toussent les boucans

     L’homme a beau faire le cri prend racines.

 

NOVEMBRE

 

     Et la rame est de terre dans l’attente du pays neuf Océanie l’amour de toi

est un mouchoir au haut d’un mât Océanie l’amour de toi un cocotier de brume

dans ta présence Océanie dans ton ombre de cathédrale vouée à l’inculte et

j’apprivoise l’écume de tes robes l’Asie et l’Europe dans nos enfances l’Asie

est un polypier qui s’habite et se ronge entre ciel et bataille et l’Europe lui est

ce champ de clous. Ne plus entendre le rouissement des papillons sauvages du

jour dru. De plus en plus féroces les élections d’assassins dans la belle pluie

cancéreuse. Ô la plus belle où entasser nos peaux la plus belle ô doigts de

lianes des brousses dans la clarine du désert, Afrique. La dernière mission fut

d’égarer le mot dans la surdité foisonnante Tropique brûlée. Comme une

addition de fruits ivres de souvenance dans le muet désir des bananiers.

 

LECTURE SAUVAGE

 

     Du côté des mornes soudain c’est l’étendue qui pousse sa charrette dans

l’éblouissement

     Au moulin des usines ma pauvreté sourit des pouvoirs de la terre

     Dans les cicatrices des cannes dans les tibias noirs toujours

     L’eau tant de fois clamée rougit de l’attouchement de ma voix

     Resurgi voici du fond coléreux des embrassades mon bond dans le

piétinement.

 

     A même les hougans feuillus de la patience

     ah je n’en veux pour preuve que le dernier voyage de ma lassitude entre

les feuilles sèches  de la mousson

     la floraison des îles la géographie mousseuse des îles sur les mers éventrées

     nos cantiques nos fronts barrés de sources nos pieds bourrés d’orages

 

     Coupe coupe de ton long geste d’aurore où les oiseaux cherchent en vain à

se nicher

     Entre les mailles du tam-tam malgré moi chavire la terre

 

     Du côté des vents en balafre la pesée des épaules dans l’étincellement

     les nuits d’embauche pour la nuit.

 

ROCHE

 

     Ecume pluie tête clamée battements d’eau pluie

 

     O livraison de mes visages l’enlacement clarteux la jonction noueuse de ces

deux fleuves l’avant-première de la tempête

     je roule calloge l’eau la vague l’écume je me lave roche moi roche la mer

paresse dans mes golfes la mer inonde ma présence

     écume le paysage vire une concentration germe la ligne de l’horizon passe

au lieu primordial de ma joie les arbres me dédient l’envolée sèche de leurs

feuilles

     la boue des ravines vers ma pureté coule sa patiente rumination un quai

     doucement pourri sa paix limoneuse

 

     Et mes sens réunis ma peau granuleuse j’exhale

     ma maison ma solitude Taoulo ma voix

     fouette écrase Taoulo siffle

 

     et la terre du fond coléreux de sa matrice vers moi soulève ses

éblouissements

     l’air enrubanné de pluie m’envahit ô la camisole de force de l’air

     Taoulo hèle le temps près de moi dépose ses écharpes de jaunissure

 

     et le temps rafle l’invisible vitesse

     désoeuvrement pourrissant d’un mangot sur la roche.

 

TRAIN LENT

 

     Parole que j’avais nourrie du feu que l’on prépare avec de la chair d’homme

et des lianes de forêt brousse

     de brousse qui pousse dans les chairs exposées au soleil des clairières voici

     j’ai ouvert la gousse enflammée du louvre y guettant mes prunelles d’orang

glacé

 

     La terre c’est quand les paons entre les boas les ronces géantes n’osent plus

faire la roue

     à force de penser terre j’éclate la terre c’est quand vous ramassez les

cervelles éclaboussées dans la poubelle de l’océan nouveau

     les fleuves imaginent des jeux où mes veines tiennent lieu de marelle d’eau

douce pour la fontaine à tarir

     je me sens moi l’enfant dans la mangeoire du bruit terrestre voué aux

rapines aux solitudes

     la met taille une amitié où je couche ma joie, parole

     qui ravale la neige des rues comme armure de négrier

     Ils nous ont donné des amphores dans le cœur gelé de ce dernier jour nous

avons dormi dans les trombes les lunes dormi dans la nue

     Ils nous ont taillé nous poussant des tétanos dans la broussaille des pores

     Bien entendu les canaux étaient secs l’auvergne barbe de la pluie se fondait

au désespoir

     tremble maison saumure de diamant brut

     dans la cage endormie

     poisson

 

L’ARBRE GRAND ARBRE

 

     Tes feuilles le relent des désirs des fenaisons aveugles des bras de mer

     Tes feuilles de plaie du Moyen Âge dans le souvenir de mes splendeurs

     tes branches d’épaules de femme labourée sur la soif des herbes coupantes

     arbre recommencé ton corps j’ai détaché de ton corps la carapace de mes

clartés

     ton tronc d’épailles renouvelées

     ton tronc de lumière dans le champ noir des fleuris-nuit

     ton tronc de racine qui a pris tronc et la merveille le lit de l’escargot roulant

     ta gerbe de racines le feu glacé de tes racines et les masses d’homme

agrippés aux mamelles de tes douleurs

 

     la souffrance comme un hiver aux sources des profondeurs

 

FUMEE NOIRE

 

     Folle folle des yeux sans pain, fleuri le cri du merle dans son ombre de

sureau

     (c’est la quatrième étoile à gauche en venant par le coup d’œil du maître)

     comme une rue d’émail gravée dans la cataracte vertigineuse des totems.

 

Le sang rivé (1947 – 1954),

Editions Présence africaine, 1961

Du même auteur :

Laves (01/09/2014)

Le premier jour (01/09/2015)

L’œil dérobé (01/09/2016)

Versets (01/09/2017)

Pays (01/09/2018)

Le grand midi (01/09/2019)

Saisons (01/09/2021)

Miroirs / Givres (01/09/2022)

Afrique (01/09/2023)

L’eau du volcan (1 et 2) (01/09/2024)

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