Edouard Glissant (1928 – 2011) : Saison unique
Saison unique
LES YEUX LA VOIX
Les flambeaux s’accusaient de la couleur noir étang de la nuit
Nos mains solubles nos airs de rapine boiseuse la paille flambée de nos
yeux !
Mers, mon silence à travers vous patiemment renaît
A travers vous orées à travers vous la boue
Et la conjonction du gel et du dégel.
Autrefois autrefois
Ah ! mémoire rocailleuse insurge-toi en taillis.
Chaque buisson de mémoire cache un tireur.
Sur nos têtes le battement du moulin
Dans nos nuits toussent les boucans
L’homme a beau faire le cri prend racines.
NOVEMBRE
Et la rame est de terre dans l’attente du pays neuf Océanie l’amour de toi
est un mouchoir au haut d’un mât Océanie l’amour de toi un cocotier de brume
dans ta présence Océanie dans ton ombre de cathédrale vouée à l’inculte et
j’apprivoise l’écume de tes robes l’Asie et l’Europe dans nos enfances l’Asie
est un polypier qui s’habite et se ronge entre ciel et bataille et l’Europe lui est
ce champ de clous. Ne plus entendre le rouissement des papillons sauvages du
jour dru. De plus en plus féroces les élections d’assassins dans la belle pluie
cancéreuse. Ô la plus belle où entasser nos peaux la plus belle ô doigts de
lianes des brousses dans la clarine du désert, Afrique. La dernière mission fut
d’égarer le mot dans la surdité foisonnante Tropique brûlée. Comme une
addition de fruits ivres de souvenance dans le muet désir des bananiers.
LECTURE SAUVAGE
Du côté des mornes soudain c’est l’étendue qui pousse sa charrette dans
l’éblouissement
Au moulin des usines ma pauvreté sourit des pouvoirs de la terre
Dans les cicatrices des cannes dans les tibias noirs toujours
L’eau tant de fois clamée rougit de l’attouchement de ma voix
Resurgi voici du fond coléreux des embrassades mon bond dans le
piétinement.
A même les hougans feuillus de la patience
ah je n’en veux pour preuve que le dernier voyage de ma lassitude entre
les feuilles sèches de la mousson
la floraison des îles la géographie mousseuse des îles sur les mers éventrées
nos cantiques nos fronts barrés de sources nos pieds bourrés d’orages
Coupe coupe de ton long geste d’aurore où les oiseaux cherchent en vain à
se nicher
Entre les mailles du tam-tam malgré moi chavire la terre
Du côté des vents en balafre la pesée des épaules dans l’étincellement
les nuits d’embauche pour la nuit.
ROCHE
Ecume pluie tête clamée battements d’eau pluie
O livraison de mes visages l’enlacement clarteux la jonction noueuse de ces
deux fleuves l’avant-première de la tempête
je roule calloge l’eau la vague l’écume je me lave roche moi roche la mer
paresse dans mes golfes la mer inonde ma présence
écume le paysage vire une concentration germe la ligne de l’horizon passe
au lieu primordial de ma joie les arbres me dédient l’envolée sèche de leurs
feuilles
la boue des ravines vers ma pureté coule sa patiente rumination un quai
doucement pourri sa paix limoneuse
Et mes sens réunis ma peau granuleuse j’exhale
ma maison ma solitude Taoulo ma voix
fouette écrase Taoulo siffle
et la terre du fond coléreux de sa matrice vers moi soulève ses
éblouissements
l’air enrubanné de pluie m’envahit ô la camisole de force de l’air
Taoulo hèle le temps près de moi dépose ses écharpes de jaunissure
et le temps rafle l’invisible vitesse
désoeuvrement pourrissant d’un mangot sur la roche.
TRAIN LENT
Parole que j’avais nourrie du feu que l’on prépare avec de la chair d’homme
et des lianes de forêt brousse
de brousse qui pousse dans les chairs exposées au soleil des clairières voici
j’ai ouvert la gousse enflammée du louvre y guettant mes prunelles d’orang
glacé
La terre c’est quand les paons entre les boas les ronces géantes n’osent plus
faire la roue
à force de penser terre j’éclate la terre c’est quand vous ramassez les
cervelles éclaboussées dans la poubelle de l’océan nouveau
les fleuves imaginent des jeux où mes veines tiennent lieu de marelle d’eau
douce pour la fontaine à tarir
je me sens moi l’enfant dans la mangeoire du bruit terrestre voué aux
rapines aux solitudes
la met taille une amitié où je couche ma joie, parole
qui ravale la neige des rues comme armure de négrier
Ils nous ont donné des amphores dans le cœur gelé de ce dernier jour nous
avons dormi dans les trombes les lunes dormi dans la nue
Ils nous ont taillé nous poussant des tétanos dans la broussaille des pores
Bien entendu les canaux étaient secs l’auvergne barbe de la pluie se fondait
au désespoir
tremble maison saumure de diamant brut
dans la cage endormie
poisson
L’ARBRE GRAND ARBRE
Tes feuilles le relent des désirs des fenaisons aveugles des bras de mer
Tes feuilles de plaie du Moyen Âge dans le souvenir de mes splendeurs
tes branches d’épaules de femme labourée sur la soif des herbes coupantes
arbre recommencé ton corps j’ai détaché de ton corps la carapace de mes
clartés
ton tronc d’épailles renouvelées
ton tronc de lumière dans le champ noir des fleuris-nuit
ton tronc de racine qui a pris tronc et la merveille le lit de l’escargot roulant
ta gerbe de racines le feu glacé de tes racines et les masses d’homme
agrippés aux mamelles de tes douleurs
la souffrance comme un hiver aux sources des profondeurs
FUMEE NOIRE
Folle folle des yeux sans pain, fleuri le cri du merle dans son ombre de
sureau
(c’est la quatrième étoile à gauche en venant par le coup d’œil du maître)
comme une rue d’émail gravée dans la cataracte vertigineuse des totems.
Le sang rivé (1947 – 1954),
Editions Présence africaine, 1961
Du même auteur :
Laves (01/09/2014)
Le premier jour (01/09/2015)
L’œil dérobé (01/09/2016)
Versets (01/09/2017)
Pays (01/09/2018)
Le grand midi (01/09/2019)
Saisons (01/09/2021)
Miroirs / Givres (01/09/2022)
Afrique (01/09/2023)
L’eau du volcan (1 et 2) (01/09/2024)