Nâzim Hikmet (1901 – 1963) : Fragment
I
FRAGMENT
Sous la lune allaient les chars à bœufs...
Les chars à bœufs allaient vers Afyon via Akchehir.
La terre était tellement interminable,
les montagnes étaient si lointaines
que de ceux qui s’en allaient,
on aurait dit qu’ils n’arriveraient jamais
nulle part
Les chars à bœufs allaient avec leurs roues pleines,
les toutes premières qui aient jamais roulé sous la lune,
Les bœufs sous la lune
étaient tout petits,
tout courts sur pattes,
comme s’ils étaient venus là d’un monde autre
et minuscule,
avec des reflets de lune sur leurs cornes cassées.
Sous leurs pieds c’était la terre qui coulait,
la terre
qui coulait.
La nuit est brûlante et claire,
et sur le lit des chars
les crosses bleu marine sont toutes
nues...
Et les femmes,
sans en avoir l’air
regardaient sous la lune
les cadavres des bœufs et des roues
abandonnés par d’autres caravanes...
Et les femmes, nos femmes à nous,
avec leurs mains effrayantes et sacrées,
avec leur frêle petit menton et leurs yeux énormes,
nos mères, nos épouses, nos bien aimées,
celles qui meurent comme si elles n’avaient jamais vécu
et celles dont la place à table vient après notre bétail,
celles pour qui nous pourrissons en prison
après les avoir prises dans le maquis,
et celles qui ramassent le coton, le tabac,
le bois, celles qui vont au marché
et celles qui s’attellent à la charrue,
et dans les étables, à la lueur du couteau planté au sol,
aux lueurs des couteaux plantés au sol,
les femmes aux hanches ondulantes son autres et les crotales (*) sont nôtres
Nos femmes...
A présent sous la lune,
suivant les chars et les cartouches,
on aurait dit qu’elles étaient sur l’aire d’un champ
en train de battre les épis couleur d’ambre,
avec la même tranquillité,
avec la même accoutumance fatiguée,
et parmi les schrapnells calibre 15,
des enfants au cou mince,
et sous la lune les chars à bœufs
allaient vers Afyon via Akchehir...
Ordre du jour du 6 août.
La Iére et la 2ème armée, avec
tous ses effectifs, ses chars à bœufs
et ses régiments de cavalerie,
change de terrain,
va changer de terrain.
98 956 fusils
325 canons
2 800 mitrailleuses, etc.
2 500 sabres
et 186 000 cœurs humains, éblouissants
et deux fois plus
de bras, d’oreilles, de pieds, d’yeux
bougeaient dans la nuit
Dans la nuit la terre,
dans la nuit le vent,
liés aux souvenirs, coupés des souvenirs
dans la nuit :
des êtres, des outils, des bêtes
et pressent les uns contre les autres avec
leurs ferrailles ,leurs bois, leurs instruments,
trouvant un salut
effrayant et silencieux
à se presser les uns contre les autres,
mains terreuses,
pieds énormes et fatigués
ils marchaient.
(Epopée de la guerre d’indépendance)
Traduit du turc par Abidine
In, « Nâzim Hikmet, anthologie poétique »
Scandéditions, 1993
Du même auteur :
La plus drôle des créatures (19/10/2015)
Peut-être que moi (19/10/2016)
La cigarette non-allumée (19/10/2017)
Lettres et poèmes (1942 – 1946) (06/03/2019)
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