Gil Jouanard (1937 -2021) : Hautes chaumes (II)
Hautes chaumes (II)
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Ces flammes courtes dans le vent ;
ce gel coupant autour des mots qui s’évaporent :
et la gorge passible de cri,
pourtant aussi muette que le marbre de la mémoire
(fort en images,
vide de tout sens continu,
comme intime,
mais froid à tout jamais).
Et la nuit qui s’annonce
sans venir tout à fait.
La nuit qui balbutie d’incompréhensibles étoiles,
traces perdues du vieux chemin de l’unité.
Oh ! remonter jusqu’à l’instant
qui précéda cette explosion !
Acre fumée
comme, en la gorge,
relent, un peu amer, de pluie ;
et puis ce craquement du bois
sous les entrechats de la flamme.
Dans la clairière,
quelques centimètres au-dessus des herbes coupées,
vapeur ténue de la mémoire
se faufilant parmi les arêtes de la dissertation.
De vieilles transparences,
l’usure fascinante de la trame,
les chants boisés,
le goût de sang entre les lèvres,
l’hermétique chemin
entre les troncs et les buissons ;
plus bas, le ciel ;
puis, à travers les paupières,
l’éveil au milieu des couleurs
qui, l’une l’autre se chassant,
restituent à l’intime nom
de la totalité.
Le paysan ramène lentement
ses instruments vers la remise.
C’est tout. A haute voix,
le silence emplit l’atmosphère.
Des animaux, un tas de bois,
l’odeur d’après la pluie
qui rappelle toujours quelque chose
que l’on ne parvient pas à reconstituer.
Le tourbillon des chants de la lisière
se rétrécit et s’affermit jusqu’au martèlement sec
du pivert.
Ce n’est plus là chant d’agrément,
mais musique précise du travail de vivre
- ailleurs, dans la mémoire,
par le vent peut-être poussée,
une porte claque, suscitant une chaîne d’échos,
et la maison grandit jusqu’à coller exactement
aux limites du front, de la nuque et des tempes ;u
mais là, c’est la respiration
c’est la demeure ouverte,
c’est la fraîche chaleur, aînée de la mémoire –
*
Il y a le buisson où les couleurs s’enflamment ;
l’enfant qui passe là jamais ne quittera
l’instant de ce printemps.
Et le rayon surgi du cœur des arbres,
qui descend parmi tes cheveux,
qui soulève les voiles de l’air,
qui se faufile entre les mousses
jusqu’aux galets plats de la source.
*
Il y a cet air obstiné à rappeler la musique des herbes,
syrinx, tambours profonds,
voix qui récitent le lointain,
et l’odeur de fumée des pierres humides.
*
Il y a le souci de retrouver ce signe
qu’on est sûr d’avoir vu, entre les branches,
ou plutôt entre les pavés,
à moins que ce ne soit plutôt entre les étoiles.
*
Et tous ces cailloux blancs,
oublieux du chemin dont ils sont les jalons,
qui nous ramènent au seuil, clos à jamais,
de l’origine.
La solitude n’est rien d’autre
que ce chemin qui se dévide
au flanc de la montagne,
et qui mène son chant
à l’extrême jonction
des vents contradictoires.
Ne craignons pas la solitude
qui tutoie ;
elle est au cœur de l’unisson,
dans le chaud secret des avoines,
dans la coda des sources et des nids,
dans l’intime patrie de nos yeux.
La solitude
c’est-à-dire :
l’habit d’apparat
de la liberté ;
c’est-à-dire,
dans l’évaporation
de la mémoire :
le règne absolu
des poumons.
Solitude,
non pas retrait,
mais ascension vers la clarté accrue,
chemin d’accès aux contrées les plus hautes
de la solidarité.
Sec et bref, dans la forêt,
le bruit d’un caillou de l’ancienne moraine,
tombé dans le lit du torrent,
après des millénaires de patience
dans l’obscurité lourde de la terre.
Juste un bruit sec et son écho,
vite absorbé par le chant des derniers oiseaux ;
et puis, sur le chemin, un peu du sang des arbres.
De l’amas chaotique des mots,
parfois,
lave montée des profondeurs,
jaillit et retombe
- et vient fertiliser
les versants coutumiers –
une voix,
de beaucoup antérieure
à la géologie des gestes.
Et tout, à l’entour,
l’espace d’un chant,
fait silence,
croit que voici
arrivée
l’heure.
A l’horizon bascule le chemin.
C’est l’inconnu,
en tout point
semblable
à ce côté-ci
du mystère
quotidien.
Gardienne du secret, montagne au masque de silence
et aux sourds grondements,
franche ouverte pourtant aux regards,
et ne cédant rien aux poumons
qu’ils n’aient à conquérir d’un large souffle,
épais, dense mutisme fait d’un tourbillon de chants,
toi seule sait initier au parcours,
toi seule, à travers tes lacis,
mènes vers le lieu fulgurant de l’esprit
où tout se passe,
où naissent et fusent les sources,
d’où descendent les paysages du possible,
de l’improbable, du lumineux séjour.
*
Patrie du sens premier et refuge du dernier mot,
montagne, tu rappelles qu’il n’y a pas d’autre issue
que de gravir
vers le pays d’élection de la foudre,
où les extrémités, où les contradictions
s’épousent et enfantent simultanément
l’instant, cet instant-ci.
*
Ici, je me retrouve, sous l’arche obscure
de la montagne, minerai de n’importe quel
métal, rétif ou doux ;
et là, bûche bonne à brûler, pauvre en fumée
et forte en flamme ;
ailleurs, je suis l’enclume ou l’épée,
où la clé, où la fourche seront forgées,
d’après mon fer, d’après mon feu,
d’après mon désir d’être présent
sous cette forme
et sous cette autre,
d’après mon désir
d’être
là,
né de moi,
né de rien,
né
de la seule réalité possible,
Dieu ou Diable, dieux ou démons,
du désir,
seul point de départ, seul trajet et unique conclusion.
Ne compte plus que cette ivresse :
entre les branches, le soleil ;
sur les branches, le chant toujours égal ;
et, sous les branches, le repos
parmi les odeurs descendues de l’arbre
et montées du sol.
Hautes Chaumes
Les Amis de Métamorphoses, 1975
Du même auteur :
« Au bout de chaque jour… » (05/03/2015)
Hautes chaumes (I) (05/03/2016)
Sonnailles (05/03/2017)
Al-Kimiya, II (05/03/2018)
« Fibres... » (04/03/2019)
Le chaudron de cuivre de Chardin (I) (05/03/2021)
Le chaudron de cuivre de Chardin (II) (05/03/2022)
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