Nazim Hikmet (1901 – 1963) : Les heures de Prague
Les heures de Prague
I
L’AUBE
Baroque
Dans Prague tandis que blanchit l’aube
La neige tombe
liquide
d’un gris de plomb
Dans Prague doucement s’éclaire le baroque
Tourmenté lointain ;
Il tremble dans ses dorures une tristesse noircie
Sur le pont Charles les statues
Sont les oiseaux venus d’une planète morte
Dans Prague le premier tramway a quitté le dépôt
Les vitres sont éclairées, jaune et chaudes
Mais je sais
qu’il fait à l’intérieur un froid glacial
L’haleine du premier voyageur ne l’a point encore réchauffé
Dans Prague Pépik boit son café au lait
Dans la cuisine blanche la table de bois est toute propre...
Dans Prague tandis que blanchit l’aube
La neige tombe
liquide
d’un gris de plomb
Dans Prague passe une voiture
une charrette que traîne un seul cheval
devant le cimetière juif
La charrette est chargée
de la nostalgie d’une autre cité
et le charretier c’est moi...
Dans Prague doucement s’éclaire le baroque
Tourmenté lointain
Il tremble dans ses dorures une tristesse noircie
Dans Prague au cimetière juif
La mort est silencieuse et muette
O mon amour O mon amour
L’exil est pire que la mort.
II
LE MATIN
Prague optimiste
1957, dix-sept janvier
A neuf heures sonnantes
Le froid ensoleillé qui ne sait pas mentir
Le froid est rose pâle
Le froid est bleu ciel
Mes moustaches rousses sont sur le point de geler.
La ville de Prague est gravée sur une coupe de verre
Gravée à la pointe du diamant
Elle résonnerait si j’y touchais
Rayée d’or, limpide et blanche
Il est neuf heures sonnantes
A toutes les tours
comme à ma montre-bracelet
Le froid est ensoleillé et rose pâle
Le froid est bleu ciel.
Il est neuf heures sonnantes
En cette minute, à cet instant
pas un mensonge n’a été dit dans Prague
En cette minute, à cet instant
Les femmes ont enfanté sans douleur
Et dans toutes les rues
Il n’est passé aucun enterrement
En cette minute, à cet instant
Toutes les courbes ont monté
- sauf celles des malades –
En cette minute, à cet instant
Toutes les femmes étaient belles, tous les hommes intelligents
Les mannequins de cire sans tristesse
En cette minute, à cet instant
dans les écoles tous les enfants ont répondu
sans bégayer à toutes les questions.
En cette minute, à cet instant
Il y avait du charbon dans tous les poêles
Tous les calorifères étaient chauds
Et le sommet de la Tour-Noire comme toujours recouvert d’or
En cette minute, à cet instant
Les aveugles ont oublié leurs ténèbres
Et les bossus leur bosse.
En cette minute, à cet instant
Je n’ai pas un seul ennemi,
Et personne ne pourrait même imaginer
Que les jours révolus puissent revenir
En cette minute, à cet instant
Venceslas est descendu de son cheval de bronze
S’est mêlé à la foule
inconnu de tous
En cette minute, à cet instant
tu m’aimais mon amour
Comme tu n’as jamais aimé personne.
En cette minute, à cet instant
Le froid ensoleillé qui ne sait pas mentir
Le froid est rose pâle
Le froid est bleu ciel.
La ville de Prague est gravée sur une coupe de verre
Gravée à la pointe du diamant ;
Elle résonnerait si j’y touchais
Rayée d’or, liquide et blanche.
19 janvier 1957.
III
MIDI
L’horloge de Maître Janus
Il s’est d’abord arrêté de neiger
Tout là-haut
du côté du château
de Prague
Puis tout à coup, limpide
Coquette et fraîche une lumière bleue
comme une vague
est descendue sur les châtaigniers
Elle y brille tout doucement.
Le poète en exil
loin de son pays
tout déchiré de nostalgie
se tenait dans la vieille ville
Ttout déchiré de nostalgie
Sur un mur gothique
l’horloge de Maître Janus
sonnait midi.
Des dorures sur leur tunique
Et le Très Saint Pierre à leur tête
De l’horloge sont sortis
les douze apôtres, las.
Crésus avec son escarcelle.
Et la foi, et le mal, et l’oppression.
« Nous repartons ainsi que nous sommes venus »
Et un janissaire de pierre
En bas, triste et mélancolique.
Et la mort sonnant les cloches
Tout là-haut a chanté le coq.
Le poète, loin de son pays
tout déchiré de nostalgie
a regardé, songeur, autour de lui.
Coquette et fraîche une lumière bleue
Est descendue, se balançant
Sur la place à l’heure de midi.
29 décembre 1956.
IV
LE SOIR
Les vitrines de l’avenue Venceslas
Quand au-dessus du soir on voit les tours noircies
De la ville de Prague encapuchonnées d’ombre
Les univers peuplant les rêves s’illuminent
Avenu Venceslas au miroir des vitrines
Cuir et tissus, aciers, cristaux et pierres fines
La joie ou le chagrin, âge mur ou jeunesse
Comme jarre percée un appétit sans frein
Avenue Venceslas au miroir des vitrines
Au-delà des vitrines se tendent nos mains
Cherchant à y toucher nos âmes à la fin
C’est de nos propres yeux que nous contemplons
Avenue Venceslas au miroir des vitrines
La générosité comme la ladrerie
Notre douceur autant que notre brusquerie
Notre droiture autant que notre hypocrisie
Avenue Venceslas au miroir des vitrines
Le sabot de métal de notre patience
Et le turban à sept panaches de l’orgueil
Tout ce que l’on ajoute à son humble tartine
Avenue Venceslas au miroir des vitrines
L’admiration que l’on se porte à soi-même
Notre envie aussi bien que notre amour d’autrui
En un mot tout ce qui fait notre humanité
Avenue Venceslas au miroir des vitrines
Quand au-dessus du soir on voit les tours noircies
De la ville de Prague encapuchonnées d’ombre
Les univers peuplant les rêves s’illuminent
Avenu Venceslas au miroir des vitrines
Sous les vitrines je m’arrête
Tout un univers en jouets
Ours charmants, loups, marionnettes,
Avions qui ne tuent jamais
Bateaux peints qui jamais ne coulent
Autobus dorés et luisants.
Un Memet vit à Istanbul
Il a eu cette année six ans.
Prague, 31 décembre 1956.
V
LA NUIT
La maison du docteur Faust
Très tard dans la nuit
Au pied des tours, sous les arcades
j’ai erré dans Prague.
Le ciel dans l’ombre est un alambic
qui distille l’or
Une cornue d’alchimiste, dont la flamme est toute bleue.
Je suis descendu vers la place Charles
Au coin, tout près de la clinique
On trouve dans un jardin
La maison du docteur Faust.
Je frappe à la porte
Le docteur n’est pas chez lui
bien sûr....
Voici deux siècles
Par un trou dans la toiture
Par une nuit pareille à celle-ci
Le diable l’a emporté
Je frappe à la porte
En cette maison aussi
Je vais passer contrat avec le diable
Je le signerai moi aussi de mon sang
De lui, je n’attends
Ni or, ni savoir, ni jeunesse
La nostalgie m’a trop meurtri,
C’en est assez...
Mais qu’il m’emmène à Istanbul pour une heure...
Je frappe, je frappe encore
La porte demeure obstinément close
Pourquoi ?
Mon désir est-il irréalisable
Méphisto ?
Ou bien alors mon âme en lambeaux
ne vaut-elle pas la peine qu’on l’achète ?
La lune se lève sur Prague jaune citron
Je suis là devant la maison du docteur Faust
Et je frappe à la porte au milieu de la nuit
A la porte qui ne saurait s’ouvrir.
Tesenik, Tchécoslovaquie, 22 décembre 1956.
Traduit du turc par Hasan Gureh
In, « Nâzim Hikmet, anthologie poétique »
Scandéditions, 1993
Du même auteur :
La plus drôle des créatures (19/10/2015)
Peut-être que moi (19/10/2016)
La cigarette non-allumée (19/10/2017)
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