Henry Bauchau (1913 – 2012) : Tombeau pour des archers
Tombeau pour des archers
L’ARCHER
à Jean Sigrid
Chant funèbre
O mon peuple muet sur les barques de Tyr, le roi sourd endormi dans le chant
des rameurs
Et l’aveugle écoutant, à la proue des navires, le rêveur exilé de l’histoire du
vent.
Qui pourrait retrouver le mystère perdu des grands rythmes dormant dans les
tables de pierre ?
Qui pourrait déchiffrer tant de signes confus, les énigmes veillant sous la
torche de fer ?
Que de rois oubliés dans le cri des cigales, ô mon peuple d’archers sous les pas
du soleil
Que de voix sont montées dans la Chine sonore et de chants retournés en
musique d’abeilles.
Chant du solstice
Quand tombe le solstice lent
Quand se cabrent les chevaux blancs
Que trois archers vêtus de de sang
Tirent sur le soleil levant.
Chant du fer
Pour que tous les délices soient
Cachés dans la rose de fer
L’archer des rites de la soie
Tient les trois flèches de l’éclair
La vierge à la robe de fer
L’ombre éternelle du sourire
La rose ardente dans la pierre
Où l’âme rêve à s’abolir
Chant du ciel
L’archer du soleil expirant
Tombé sur l’épouse vermeille
Devant la nuit du dernier sang
Garde une flèche pout le ciel
Aux lieux sévères du silence
Que les vents fassent mon tombeau
Brûlez mon corps, brisez mes os
Que je demeure en violence
Tao
Reine de jade vert et d’ivoire pâli
Sois la perle de sang et le cil des prières.
Sois la flamme éclairant les palais obscurcis
Où s’éveille un rêveur de laque rouge amère.
Un seigneur de la mer aux anciens chandeliers
Est venu ranimer les images obscures
Les archers endormis sous l’austère peinture
Dans l’eau verte du songe entourée de glaciers.
L’ARBRE DE GENGHIS KHAN
à Baudoin
Par la force des terres noires.
Par la marne et le limon, par la glaise et par le sable
Avec l’inculte, avec l’arable
Avec la boue des alluvions
Filtrant la pluie dans le granit
Ou mordant sur le cours des fleuves
J’écoute et je m’élève sous la griffe des félins et les pattes menues des oiseaux.
Lissant ma joue aux doux plumages
Frottant mon torse aux doux pelages des renards et à la robe des hémiones
je bois, je mords, j’aspire et je me dresse vers le soleil.
Naissant des germes et des songes
La vie monte
Le temps rêve
Aux héritages de la pierre, aux dynasties des coquillages
Et à l’empire éteint des reptiles.
Histoire qui s’écrit sur le sable
Avec la plume des herbes folles ou la chanson des pourritures.
Naissant des étendues, montant des multitudes
Où Chronos à voix basse dispute avec les éléments
La vie monte, la sève gonfle mes canaux
Et moi, le père
Je la possède et je l’envoie avec mon cœur puissant à travers l’enchevêtrement
de mes branches
Par mille et mille moyens subtils
Depuis l’accouplement monstrueux des racines jusqu’au ciel immuable.
Moi le père et l’époux déchirant qui œuvre et fais tumulte dans la terre
Je conduis vers le très haut mes filles innombrables frissonnantes comme un
troupeau de cavales
Là où sont les grands pâturages du soleil.
Nul ne connaît plus le nombre de mes branches, ni le chiffre de mes tribus de
feuilles. Innombrables sont les nations d’oiseaux qui chantent dans mes
feuillages. Innombrables les morts et les renaissances mélodieuses.
Nids brisés, plumages délicats, squelette qui fut l’aigle ou le rossignol, tout
retourne à la racine, à l’obscure mâchoire de Saturne, qui broie, qui brise
et qui propulse
La force de la vie jusqu’au ciel dominé.
Et là-haut, plus haut que la flèche des forêts, plus haut que la cime de Pamir
Je plane et je contemple
Le lit des fleuves qui s’en vont, grands mulets gris dans les vallées irrésistibles.
Je contemple la lente migration des montagnes et les chutes de l’avalanche.
Je bouge une feuille et l’oiseau meurt, j’abaisse une branche et le lion est
frappé. Je m’agite dans le vent et les peuples roulent à mes pieds, leurs
œuvres s’écroulent et leurs eaux se tarissent.
Au sommet de ma force, au sommet de mon âge et de ma hauteur
Tu restes seul en face de moi, pour que je puisse te comprendre :
O grand arbre du ciel, sans feuilles, sans tronc et sans racines.
O grand carré qui n’a pas d’angles
Grande voix qui ne prononce pas de paroles.
Il ne me reste qu’à t’entendre
Puissante jubilation pacifique, peuple d’écailles d’azur et de points d’or
Vaste poitrine du monde où l’enfant merveilleux, au tribunal de l’abîme,
a retrouvé son hémisphère soleil et revêtu son manteau rouge.
Habitant des cieux immuables
Et toujours habité par l’éternel ciel bleu
J’ai vu de nos deux regards qui s’affrontent
L’oeuvre naître aujourd’hui.
Moi, le père à l’immense chevelure
Le père du Jour
A chaque aurore le premier et le dernier avant la nuit
Des convives de la lumière.
Le ciel vers qui je me suis tant dressé,
Irréductible, insatiable,
Neiges, vents, pluies, orages, sécheresses
Usant leur force contre moi,
Le ciel a fait en moi son œuvre.
Moi le terrible père
Juge de l’homme dans la plaine et des démons errant des montagnes
Je t’ai senti monter en moi, venant des terres noires et du sang frais de l’origine
O souterraine voie lactée, profonde force maternelle.
Et je suis mère des nations
Mère des sources, des troupeaux et des images salvatrices
Mère d’amour aveugle et du sommeil profond
Mère de l’ombre. Enfin !
Tendu toujours vers la lumière, j’ai tout foulé autour de moi.
Mais l’heure vient où le vol de l’aigle ne le rapproche plus du ciel et l’éloigne
seulement de la terre.
Au sommet de ma force et de mon âge, dans un instant de grande félicité, j’ai
compris qu’il était vain de m’élever encore.
Me souvenant avec regret d’une mince fontaine où je m’abreuvais autrefois, je
me suis tourné vers la terre.
Avec la force et l’amour du soleil, je projette sur elle une ombre immense, cette
ombre est douce.
Des plantes, des oiseaux et des troupeaux sans nombre y vivent puissamment
Et les rivières et les saisons coulent comme autrefois sur les amours du cerf et
les mouvances du saumon.
L’antique race et les enfants de l’aventure se sont mêlés dans le sillon
Et sur le sable des villes mortes où le renard fit sa tanière
C’est dans ma paix qu’ils rebâtissent. Provoquant leur terrible mère
Avec la pierre d’oubli.
O terre ! Là où l’ombre est la plus dense, où seul croyait régner sur l’œuvre des
racines l’effrayant tumulte du cœur
S’étend une herbe encor plus fraîche. Là se cachent dans les délices, une
source, des chevreuils
Et sur la flûte des amants
Une danse de libellules.
Géologie
Editions Gallimard, 1958
Du même auteur :
Géologie (10/01/2018)
Caste des guerriers (10/01/2019)
L’escalier bleu (10/01/2021)
La Chine intérieure (09/01/2022)
La maison du temps (10/01/2023)
La sourde oreille ou le rêve de Freud (I-VII) (10/01/2024)
La sourde oreille ou le rêve de Freud (VIII - X) (10/01/2025)