Danielle Collobert (1940 – 1978) : Dire II (1)
Dire II
La seule chose – recommencer encore – si
possible – encore une fois des mots – l’équivalent
d’une mort – ou le contraire même – ou
peut-être rien
être ici - le calme – épuisant de tension –
le monde autour qui ne s’arrête pas – mais
pourrait s’arrêter – le souffle qui pourrait
s’arrêter maintenant – un instant après l’autre –
même égalité plane – même dureté froide –
même goût fade et doux – supporter encore
d’aller vers d’autres moments pareils – continuer
seulement le souffle – la respiration – prolonger
le regard – simplement
sans doute – une certaine confusion – auparavant
- chaque évènement détruit par lui-même –
passant d’une chose à l’autre – revenant en
arrière – avançant – imprévisible – dans un
avenir imaginé – s’accrochant autour de lui à
toutes les rugosités – à tous les angles
plus de possibilités d’invention – plus de
personnages – solitude aussi de l’imagination –
reste aujourd’hui ces murs – cet espace noir ou
blanc – une fois de plus – au centre – ou
parfois appuyé contre l’un des murs – ou même
enfoncé dans un angle – les bras écartés contre
les murs adjacents - dans le silence
donc maintenant - même temps – ici – une
page blanche – couleur aussi des murs à peine
éclairés – et des mots – en saccades – tout
autour – seulement – plus personne d’autre
ici – absence – rien à dire à
des références – des repères – autour – au-
dehors – pas pour l’instant – plus tard – une
fois passée l’angoisse – moment immobile –
arrêter là – mémoire brisée à cet instant – voix
seule dans le silence – des mots – et plus
d’attente
souffle du froid – respiration et battement du
sang dans les oreilles – froid partout - entre
les épaules – le long des jambes – bribes de
sensations encore – qui peu à peu se transforment
en tremblement général – incontrôlable – ça
dure un peu – des secousses – la main perdant
le crayon – le bras allongé pour le saisir – les
doigts crispés dessus – blancs aux jointures –
de toutes les forces – avec l’aide du visage –
les mâchoires serrées aussi – les lèvres mordues
- tenir bon – tenir encore un peu – avant la
détente – le calme à nouveau
calme de mort – mort rôdant tout autour – mot
sous-jacent – dont l’air s’emplit et qui pénètre
par la peau – par une sorte d’osmose incessante
- du sang à l’air – du souffle au regard
mot limitant la durée - limitant le passage –
détresse de l’instant – à l’intérieur du souffle –
du regard
entre les murs blancs – la même angoisse cent
fois retrouvée – bloquée dans l’instant – le
temps fort – fugitif – après lequel il faut
retomber de nouveau – à chaque fois – dans la
confusion – le magma – la course éperdue d’une
pensée à l’autre – dans tous les sens – le
quotidien réel – l’assemblage incertain du
monde – dans la tête tout au fond – quelque
part
quelque part – ce lieu recherché depuis si
longtemps – tellement de tentatives – de voyages
à l’intérieur – la plupart du temps avec des
idées d’agression – prendre cette place d’assaut
- l’écraser la détruire une fois pour toutes –
qu’il n’y ait plus qu’une surface lisse – affleurant
au regard – aux lèvres - docile à la voix
apaisée – endormie – rien qui puisse interrompre
le sommeil – enlisé – ou l’engourdissement –
les mains pouvant cette fois transcrire avec
douceur les mots – sans crispation soudaine –
sans déchirement imprévu
quelque part – au fond – toujours sans savoir
- un cri venant de loin – à peine perceptible –
pas d’écho - pas de résonance – pas de bouche
non plus à peine entrouverte – le visage muet
impassible – les yeux fermés – comme pour
toujours – répétition de la même scène pour se
préparer
lieu – chaque jour – changement de latitude –
le gouffre apparu derrière des passages qui
semblaient sûrs – sous des terrains solides –
dire un mot et la trappe s’ouvre – magie
intérieure innocente – faire un geste et des
mécanismes s’enchaînent – l’imaginaire - bras
tendu qui s’étire – la main tout à coup lointaine
inutilisable – si insignifiante à l’œil qu’aucun
mouvement n’est plus désiré – main posée sur
les genoux – inerte – inconsistante – les doigts
à peine gonflés par la chaleur – les ongles
rongés sanglants – la main – ou n’importe
quelle main – usée aussi – aux plis profonds –
la peau détendue – plissée le long des phalanges
- resserrée à l’os seulement – une autre main
bientôt – la main posée là - débordant le
temps – envahie d’une durée palpable – durée
ressentie déjà au toucher
ce qui est encore vivant ici – entre les murs –
dans l’espace vide – vidé – ni l’ombre ni la
lumière – les yeux n’ayant plus rien à voir –
ouverts sur l’immobilité
peu à peu dissous – sans poids – la masse
du corps elle-même resserrée – ses limites
rapprochées – presque jointes – devenir une
infime paroi – un mince écran où se projette
seulement une absence figée
plus rien entre les murs – plus d’objet pour
perdre l’attention – pas même un lit – une
table – le sol seulement – la beauté douce
du bois – pas de distraction – la chaise à travers
laquelle – par une fente du dossier – on
voyait – on regardait parfois le parquet ciré –
avant – bien avant – début d’une histoire
calme – où les mots glissant par terre et
s’emmêlant – devenaient des kaléidoscopes
bleutés – cette couleur liée au ciel lui-même –
apparu par la déchirure entre les deux rideaux noirs
- épais - écartés parfois par le mouvement
du vent – là – dehors – à travers la fenêtre
entrouverte – par où pourrait entrer le monde
- l’extérieur – seul lieu possible de pénétration
- s’il y avait par exemple une tempête – la
chambre par ailleurs absolument close
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Dire I- II
Editions Seghers / Laffont (Change), 1972
De la même autrice :
Survie (07/08/2016)
Dire II (2) (11/01/2021)
Dire II (3) (11/01/2022)
Dire II (4) (11/01/2023)
Dire II (5) (11/01/2024)
Dire II (6) (11/01/2025)