Paol Keineg (1944 -) : Dahut
Dahut
Parce qu’ils n’ont pas compris que la vie est ce lourd sac de cailloux à faire
passer de l’autre côté de la montagne,
parce qu’ils n’ont pas compris que la vie est le combat du blaireau dans
l’argile compacte,
parce qu’ils n’ont pas compris que la vie n’est pas l’économie des sens et
des actes en pays tempéré,
ils gagnent à mourir. J’ouvrirai les vannes comme on s’ouvre les veines,
hommes, femmes et enfants imploreront le vent d’est et renieront les dieux,
en vain, Is disparaîtra, la cité des murailles ne sera plus qu’un lavoir rempli
d’eau savonneuse.
De toutes les créatures d’Is, je préfère les insectes.
A plat ventre sur la terrasse, je les observe en plissant les yeux,
et je les découpe finement de mes ongles ovales. Il y a les anneaux de
l’abdomen, les antennes, les mandibules, les yeux à facettes,
et il y a le sexe,
épine minuscule à peine détectable.
Je préfère les insectes à cause de leur sexe, non pas cette fleur flasque, cette
longue chose émotive,
ce ridicule légume entre les jambes,
mais la brièveté indispensable à la conduite du temps, à la conquête de
l’espace.
Je préfère l’insecte au sexe bref qui va droit à l’essentiel.
L’océan se hausse millimètre par millimètre, pressant de l’épaule et de la
cuisse le diaphragme des écluses,
j’observe la place, le ciel, les terres vagues, les corbeaux et les mouettes qui
se querellent pour un morceau de pain,
et j’imagine la brèche, le coup d’eau par la déchirure, le dégueulis verdâtre
effaçant toute peine et toute illusion.
Is est une cuve où grandit une couvée de jeunes gens splendides
une cuve tenaillée par l’océan congestionné et les champs de silence.
J’observe la complicité superficielle de l’eau et du vent et j’entonne à mi-
voix le chant des profondeurs,
moi, Dahut, la débauchée qui la nuit venue bois mes amants comme on boit
l’eau de la mer,
On me traitre de fille publique, et les vertueux citoyens le soir
à travers les murs de leur vertu m’écoutent gémir de plaisir, et quelques
femmes en préparant la soupe
parlent de me raser la tête.
Ils ne savent pas que le long des cours d’eaux, bardés de fer et prêchant la
loi, s’approchent les envahisseurs.
Je vois le peuple d’Is uni à leur loi, et comme un bouillon d’étourneaux
ravageurs
je vois s’abattre sur mon pays langue, tribunaux, impôts, religion, bigoterie,
bêtise, reniement de soi,
je vois l’île des Druides livrée aux pirates et aux pillards, je vois les fenêtres
de la mer voler en éclats !
Préférant le soleil de la mort subite à l’abjection de la mort lente,
j’attaquerai les portes à coups de hache, je décide de notre suicide collectif.
Il n’y a ni hiver ni été à Is. La folie des enfants les soirs de tempête
les pousse à hurler des hymnes et des chants obscènes sur le môle déserté
par les goëlands et les phoques.
J’aime les enfants d’Is, assis sur les pieux qui ceinturent la ville,
qui se battent à coups de bâton et rient aux larmes en se lançant des boules
de crottin.
Ainsi, de tempête en tempête et en soleil vert, nous nous acheminons vers le
sacrifice.
Quand je promène les visiteurs, attirés par les mille glaives des églises
ils ne comprennent pas que cette ville dans le tremblement de l’eau
n’existe pas.
Lieux communs, suivi de Dahut
Editions Gallimard, 1974
Du même auteur :
Hommes liges des talus en transe (09/01/2014)
Kerzaniel / Kerouzac’h / Penn ar menez (09/01/2015)
« L’auge a poussé dans la muraille… » (09/01/2016)
« Quand j’étais jeune… » / « Pa oan bihan… » (08/01/2018)
Le poème du pays qui a faim (09/01/112019)
« Je souris... » / « Mousc’hoarzhin a ran... » (09/01/2021)
Sans esprit de retour (06/07/2021)
Boudica (1-20) (09/012022)
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