Jean-Paul Hameury (1933 – 2009) : Ithaque et après (II)
Ithaque et après (II)
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La poussière soulevée par le corps
d’Hector est retombée depuis longtemps
mais je la vois encore flotter
derrière les chevaux d’Achille.
Quand j’emprunte les sentiers
de l’île, mon ombre me quitte
et s’en va sur les chemins d’autrefois
où je fus quelqu’un. Et elle se penche
sur les ornières laissées par les chars,
anxieuse d’apprendre enfin
à qui appartient ce sang.
Je me souviens du bois de Perséphone
- les saules, les peupliers blancs
et le marais aux asphodèles.
Je me souviens des libations
autour de la fosse profonde,
du sang de l’agneau, de la laine
noire des brebis. Je me souviens
de mon effroi lorsque parlèrent
les ombres ardentes des morts.
Pour qu’il me soit resté des eaux
de nulle part si forte mémoire,
j’ai dû sans doute, là-bas, moi aussi,
manger un pépin de grenade.
Elpénor n’a jamais mérité
son nom, ni même
le bûcher et la tombe
que son ombre me réclama.
Homme piètre mais fameux marin,
il aimait les dieux et le vin.
Il fut l’un de ces innombrables
dont ont besoin les rois.
Une fois son corps brûlé
os et cendres furent placés sous terre
loin des fauves et des charognards.
Sur le tertre fut plantée sa rame.
Je fis cela pour que de l’Achéen
qu’il fut – quelconque –
une image demeure – image
de l’homme, non d’Elpénor.
Rois d’une terre
rois d’une autre
- peu de chose
quand soudain venait les toucher
la Parque de mort.
Dans l’herbe haute ou la poussière
ne restaient plus que corps inhabités,
gestes éteints, bouches dures
qui ne diraient plus les secrets.
Vainqueurs et vaincus : même sang
- et les bûchers nous permettaient d’oublier.
D’autres viendraient qui reprendraient
les rôles abandonnés.
Je me souviens du dos d’un rameur
entre Charybde et Scylla, de la nuque
en sueur d’un Troyen, de la joue
d’une fillette morte, de cette façon princière
qu’avait Diomède de guider les chevaux.
Je me rappelle les aubes et les crépuscules
sur la mer, des criques, quelques fleuves,
des places et des rues soudain muettes,
des escaliers tachés de sang.
Je me rappelle une couronne de fleurs
bleues sur les draps blancs de Calypso.
Quand Calypso cherchait sur moi
l’odeur du sang troyen
je respirais sur tout son corps
les parfums mêlées de la menthe et du thym
et m’accrochais à ce fragile espoir
qu’ont les vivants de croire que rien
jamais, ne meurt de ce qui fut.
Et j’allais sur les falaises de son île
contempler les mers successives
dans lesquelles chaque jour
se noyaient mes Ithaques.
Sans saveur alors les choses réelles.
En moi s’étendait un désert que rien
- pas même la véritable Ithaque –
ne parviendrait ensuite à repeupler.
Passé et présent doivent suffire
à nos soifs. J’ai toujours détesté Cassandre
cette vierge aux yeux d’étoile filante
lapant l’eau verte de l’avenir
- et sa bouche laissait échapper
des serpents impossibles à tuer.
Je la vois dans l’ombre d’Agamemnon
monter le chemin en pente menant
aux tours de Mycènes, oubliant
que le destin lui parle encore à l’oreille.
Devine-t-elle que la mort est cette chienne
au regard d’épouse bafouée
qui vient soudain lui lécher la main ?
Sait - elle qu’un poignard
luit déjà sous la table
où bientôt couleront les vins ?
Ou - aveuglée par un ciel qu’elle ne connaît pas -
croit - elle que cette fois, cette unique fois,
ses visions l’auront égarée ?
Citernes et puits partout étaient les mêmes.
A Sparte, à Pylos, les jeunes filles penchées
sur la margelle avaient cette même allure
de roseaux courbés par les vents,
et elles marchaient semblablement
dans la poussière, bras levé
pour tenir immobile l’amphore.
Et partout – comme ici, jadis – les choses
s’offraient dans une clarté
qui ne finirait pas.
Et cependant ma bouche restait sèche,
et mes mains hésitaient toujours
à prendre l’eau et le miel.
Entre toute chose et moi, un espace
que rien ne pouvait combler.
Tant de frontières hachurant le cœur
- c’était l’exil !
Je marchai distraitement sur ces terres
et pourtant le ciel et la mer
n’étaient pas barbares
qui me parlaient si bien d’Ithaque.
J’arais dû alors écouter
la leçon des oies sauvages
ouvrant parmi les nuages
passage pour d’autres désirs.
Roulé dans les vagues d’une mer sans nom
et promis aux abîmes d’Hadès
- nulle chouette autour de moi
mais un peuple gris de goélands –
je me souviens d’une esclave, de son oreille
nichée dans la forêt de ses cheveux,
oreille toute semblable à celle
de Pénélope où si souvent, jadis,
je glissais une langue furtive.
A cet instant, les dieux oublièrent
mon sillage – une grève me fut donnée.
Pas de linge étendu sur la mer.
Ni toits, ni chemins, ni encore
dans ces paumes liquides les lignes
où se lisent nos vies.
Mais toujours, je songeais
à planter des bornes,
à donner à ces îles éparses,
à ces troupeaux de vagues, un berger.
Si j’avais pu dire alors : ici commence
et finit mon royaume, peut-être, alors,
aurais-je oublié Ithaque.
Lorsque Circé m’invita au lit,
il y avait des flammes dans l’âtre,
des ombres mouvantes au plafond et des lueurs
violettes brûlaient les draps du lit
sanglé de cuir rouge.
La beauté toujours est menaçante
et je n’étais qu’un passant sans armes.
Au-delà de ce corps si blanc, je ne voyais
que des fleuves sombres et la mort.
Mais, elle, ne songeait peut-être
qu’à ajouter un peu de douceur au monde
Je n’ai pas connu Nausicaa.
D’elle, je ne vis qu’un sourire, une hanche
légère soulevant la robe de lin.
Je n’ai jamais dormi à son ombre.
De toutes les femmes
dont je garde l’image, c’est elle
qui m’est la plus présente.
A Dodone je comprenais les mots de Zeus
agitant les feuilles du chêne.
Les dieux, alors, parlaient-ils plus fort
ou avais-je meilleure oreille ?
Aujourd’hui je vais d’arbre en arbre,
d’autels en tombeaux, mais reste sourd.
Ithaque, désormais, dérive si loin
de tout qu’aucun oracle ne peut
s’y faire entendre.
Mon fils me ressembla longtemps
puis il devint ce qu’il était
- un homme semblable aux autres,
aimant les discours, les jeux,
les pillages, brûlant de régner enfin.
Il ne sait pas encore que d’un roi
son père n’est plus que l’ombre,
que cette ombre, même, m’est étrangère,
que lui et moi n’habitons
plus la même Ithaque.
Sous peu, je lui remettrai le sceptre.
Qu’il goûte à son tour l’amertume
de n’être plus aux yeux de tous
qu’une image et un nom.
Sans doute y a-t-il encore
aux bords où j’allais jadis
terres et mers que j’ignore.
Peut-être suffirait-il de s’en aller
sans se retourner. Devant moi, alors,
d’autres espaces.
Mais j’ai déjà vu tout cela surgir
demeurer un instant puis s’effacer
avec les sillages. J’ai connu
les aubes et les soirs, le sang
et la paix, et l’amertume
de toujours revoir ce que j’avais vu.
Quand la lumière de l’improbable
se glisse sous la paupière du ciel
je ne sais plus que fermer les yeux.
Echoué aux portes avec la nuit,
Cet aède inconnu à demi aveugle.
Sur la table basse lui furent offerts
viandes et vin. Ensuite il prit sa cithare.
Le dieu dans la bouche, il chanta la mer,
l’amour, le bruit des armes. Les lumières
alors me parurent plus vives
plus longues les ombres
plus vaste et plus profonde Ithaque.
je lui demandais son nom, sa patrie :
un dénommé Homère, né à Chios,
île où nul n’aborde jamais.
Marié dix fois, marin, dresseur de chevaux,
roi quelque temps, longtemps esclave,
ayant perdu tout ce qu’il avait gagné
- la gloire, les femmes, l’espoir,
ce qui passe pour le bonheur.
Il n’avait plus à lui que la poussière
des chemins et d’autres malheurs à venir.
Il connaissait mon nom, un peu ma vie
- ce peu semblait lui suffire.
Cinq jours durant, il resta assis
dans la cour au pied d’un mur,
écoutant le ciel, les arbres,
je ne sais quoi – peut-être un dieu
intérieur -, et tout entier livré
à la joie ou à la détresse
de n’avoir jamais bu aux eaux de l’Oubli.
En partant, il m’embrassa les genoux,
palpa mes mains et mon visage.
Il se rappellera une île rocheuse
et son roi, ce que le temps, sans doute
ajouterait à sa mémoire.
J’ai oublié son visage et sa voix.
je me souviens encore de ses chants.
Quelle que soit la porte
par où viennent mes songes
chaque nuit je vis une autre vie.
A mes côtés, je vois glisser
vainqueurs et vaincus mêlés
tous voués au même silence
tous emportés, hagards,
vers les eaux du Léthé.
Et j’ai beau leur tendre les mains,
les exhorter à demeurer fidèles
à ce qu’ils furent, j’ai beau tenter
de retenir leurs ombres, ils s’en vont,
décolorés, pressés de s’exiler
dans les ténèbres où nul vivant
ne viendra plus de leur mémoire
tisonner les cendres.
Je monte chaque jour
sur la Pierre du Corbeau
et je crache vers le ciel.
Chaque jour, marchant
dans la fumée des sables,
je crache dans l’eau vineuse.
Qui se souvient encore
du vieillard que je suis ?
Ithaque n’a plus rien à m’offrir
- ni vie ni mort.
Ne cessant de me trahir, les vivants
me quittent et vont grossir
les hordes oubliées du soleil.
Je sais où ils vont, je connais
leur future demeure et cette odeur
de pourriture qui les suivra là-bas.
J’oublie leur bouche heureuse
d’autrefois. Je ne sais plus leurs mains
tendres, je ne vois plus que cette plaie
oblique dans leur visage – absence mal couturée.
Je ne distingue plus dans les nuits
que des moignons agités cherchant
vainement ce qu’ils ont perdu.
Puissent-ils avoir tout oublié
du jour, de la terre, des visages aimés .
Qu’il n’y ait même pas dans leur chair
cette écharde : un dernier pan de ciel
aperçu en tombant.
La mer t’enverra la plus douce
des morts, m’avait dit Tirésias.
A l’aube, je descends sur les grèves
écouter la mer, mais je n’entends
nul message. Seulement, parmi les vagues,
le murmure des Moires.
Bientôt, elles viendront cracher
sur mes lèvres leur salive mortelle.
Pénélope a brûlé son métier.
Les deux suaires de linon blanc
où seront versées nos cendres
reposent dans un coffre clouté.
Plus tard, quand nous serons
côte à côte couchés
dans le jardin, à l’ombre
bleue des oliviers,
ce sera la main du temps
et non une main humaine
qui de la toile, chaque nuit,
défera les fils.
Les oiseaux de nuit campaient à mes portes
l’eau des bassins était devenue coupante.
Je fis ce rêve : la mer montait, couvrait
les grèves, grimpait les pentes,
inondait le plateau aux chèvres.
Son dos de laine blanche ondulait
sur tous les chemins, et je fus emporté,
épave, les amers d’Ithaque au loin s’effaçant.
Je fis cet autre rêve : sur une mer
qui ne changerait plus, des navires
entraient au port et dégorgeaient
sur les quais des poulpes durs, luisants,
remontés un instant des abîmes
pour un saccage de routine.
Ils allaient, pressés, vers les murailles
sous lesquelles je les attendais.
J’avais préparé le lait, le miel,
les coupes où, leur tâche finie,
boiraient les mercenaires du destin.
Quand leur chef sortit son glaive,
j’étais déjà à genoux.
Au bord de ce chemin, jadis,
il y avait un arbre.
Il a disparu.
Nul ne se n souvient
de l’avoir jamais vu.
Ils sont ainsi,
tirant un trait sur ce qui fut
dans l’espoir que plus légers
seront leur marche et l’avenir.
Ils oublient, ils veulent oublier
tous ceux qui tombent un jour
sur la terre et s’y enfoncent
sans laisser de traces.
Oublier, moi aussi je sus longtemps
le faire, puis vint le jour
où je n’eus plus d’autre souci
que de creuser en moi pour les morts
- pour les petites ombres des morts
qui s’en vont, chaque nuit, sur les chemins
flairer les odeurs des vivants et passent
en piaillant dans les airs – une place,
où serait conservé un peu de leur image.
Depuis lors, ce que je tiens
contre moi s’en va, sable ou eau,
vers je ne sais quoi de lointain
au-delà de tout horizon
dans un autre monde où rien, jamais,
ne trouve une place et un nom.
Parfois, montant des nuits,
viennent à moi corps de cendres,
voix de neige, visages de sable.
Et ces errants méconnaissables
dérivant sur l’eau trouble des songes
avant de revenir à leurs lointains rivages
me tendent une lumière
dont sur ces bords, hélas,
je n’ai pas l’usage.
Les morts, au lieu de s’éloigner
avec le temps, prennent en moi
tant de place et tant d’éclat leur voix
que des vivants la vie me paraît obscure.
Leur langue n’est plus la mienne.
J’oublie les noms, ne sait plus
qui est berger, qui est gardien des portes,
et qui cet homme m’embrassant les genoux.
Je ne sais plus si cette ombre
est une servante ou Pénélope.
Les chouettes d’Athéna m’ont quitté.
Pour d’autres que moi, elles sont allées
ailleurs maintenir un peu de clarté.
Ce que j’entends au crépuscule
rimer dans l’obscurité , ce sont
les Parques, pressées de picorer
mes restes de vie.
Quittant leur nuit et réclamant
vengeance pour tous les morts
que j’aurais bafoués, les Erynies
se dressent à mes côtés.
Pour que cessent leurs cris,
pour que meurent les serpents
à leurs cheveux mêlés, je cherche
un mouton noir à leur sacrifier,
je cherche les mots que l’on m’apprit
jadis pour les apaiser.
Mais tout se dérobe.
Aux portes de mes crépuscules
vie et lumière se muent en eaux mortes.
Dans les nuits me voici chez moi
au cœur d’un très paisible enfer
où je n’ai plus à espérer
- seulement à contempler
le peu qui me reste à perdre.
Ithaque et après.
Editions Folle Avoine, 35137 Bédée, 1993
Du même auteur :
Ithaque et après (I) (16/09/2014)
« Nous avons beau fermement tenir... » (08/01/2021)
L’Obscur (08/01/2022)
Passages (08/01/2023)
L’Autre Rive (08/01/2024)
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