Abdellatif Laâbi (1942 -) : J’aurai aimé t’emprunter tes yeux
J’aurai aimé t’emprunter tes yeux
J’aurai aimé
t’emprunter tes yeux
pour me regarder
un peu comme tu me regardes
Te prêter les miens
pour que tu me regardes
un peu, beaucoup
comme je te regarde
Avec tes yeux
j’aurai aimé voir au fond
au fin fond de moi-même
traverser avec assurance
les nues attardées à mes ténèbres
reconnaître sans plus de honte
mes faiblesses
mes limites
mes angoisses
Me pencher
sur les vraies blessures
qui ont refusé de se refermer
me rapprocher autant que possible
de cette énigme
que je sais mienne
assez simple au fond
et pourtant impénétrable :
qui suis-je
et pourquoi suis-je ainsi ?
Ô vie, roide
fulgurante
harcelée
ravageuse
rebelle à l’apaisement
sans dieu ni maître
ni barreaux de certitude
tendue comme un arc
entre des mains inexpertes
malgré tout illuminée
de bout en bout
par un feu
perdu dans les constellations
mais visible à l’œil nu
cet œil mien
qui revient de son périple
et se pose à l’instant sur toi
pour te regarder
un peu comme tu me regardes
et te convier
si le cœur t’en dis
à voir au fond
au fin fond de toi-même
pour que nous puissions nous
rejoindre
là où ton énigme et la mienne
reposeraient côte à côte
comme deux amants
s’apprêtant aux confidences
prélude aux caresses
à la fusion des éléments
à l’apothéose.
(Amour-jacaranda)
In, « Il fait un temps de poème. Volume 2
Textes rassemblés et présentés par Yvon Le Men »
Filigranes Editions, 22140 Trézélan, 2013
Du même auteur :
« Emmurée… » (12/04/2015)
« Je m’en irai… » (12/04/2016)
« Tu te souviens… » (12/04/2017)
Deux heures de train (12/04/2018)
« Ma femme aimée... » (12/04/2020)
Une maison là-bas (18/09/2023)
Ruses de vivant (18/09/2024)