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Le bar à poèmes
18 septembre 2024

Abdellatif Laâbi (1942 -) : Ruses de vivant

 

Ruses de vivant

 

Ce bout de route devant moi

plus proche de la nuit

la vraie, la véridique

l’incontournable

Je ralentis le pas

Je fais semblant

d’admirer le paysage

Ruse de vivant

 

J’y crois et n’y crois pas

L’arrêt en si bon chemin

quand la lumière enfin

est en visite

pas au chevet

mais au berceau de l’être

 

Faire provision de cette lumière

la porter à la bouche de l’enfance

de l’adolescence, de l’âge mûr

En garder un peu

 

pour l’instant où les yeux

bêtement ouverts

seront refermés par la plus douce

des mains amies

 

Je me dis qu’il faut être prévoyant

Je ferai donc à temps

mon humble valise

Un ou deux livres

mon numéro matricule

le foulard jaune

de la prophétesse de mes jours

une fiole des senteurs de Fès

un zeste d’orange amère

un caillou ramassé à Jérusalem

et ce que l’aimée à mon insu

y aura glissé

 

Cela dit

c’est de persister qu’il s’agit

Ne pas oublier

le feuillage ayant cette vertu

les astres inexplorés

qui naviguent à vue

sur les flots de l’éternité

Protéger de ses poèmes nus

la flamme de la petite bougie

Supporter la brûlure de ses larmes

et savoir à temps

la passer au suivant

 

Brûler de l’intérieur

ou sur un bûcher

L’offrande est la même

même s’il y a questions

et Question

 

Dépêchons !

La vie n’attend pas

 

Même innocents du sang de notre prochain

il nous arrive de tuer la vie en nous

Plusieurs fois plutôt qu’une

 

Le voile

qui nous recouvre les yeux et le cœur

Les barricades que nous dressons

autour du corps suspect

La lame froide

que nous opposons au désir

 

Les mots que nous achetons er vendons

au marché florissant du mensonge

Les visions

que nous étouffons dans le berceau

La sainte folie

que nous étouffons derrière les barreaux

 

La panique que nous inspirent les hérésies

La surdité élevée au rang d’art consommé

La religion largement partagée

de l’indifférence

 

Bien des messagers

frapperont encore à notre porte

Y aura-t-il quelqu’un

dans la maison ?

 

Dites-moi

vers quel néant

coule le fleuve de la vie

C’est quand la dernière fois

que vous vous y êtes baignés ?

 

 

Ruses de vivant

Al Manar éditions, 92200 Neuilly,2004

Du même auteur :

« Emmurée… » (12/04/2015)

 « Je m’en irai… »  (12/04/2016)

« Tu te souviens… » (12/04/2017)

Deux heures de train (12/04/2018)

J’aurai aimé t’emprunter tes yeux (12/04/2019)

« Ma femme aimée... » (12/04/2020)

Une maison là-bas (18/09/2023)

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