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Le bar à poèmes
12 avril 2020

Abdellatif Laâbi (1942 -) : « Ma femme aimée... »

Abdellatif_Laabi_1_

 

Ma femme aimée

l’aube nous rappelle à la présence

la lutte reprend

et l’amour s’épanouit comme une rose

dans l’arène de l’émeute

ma main tremble

à la limite

c’est d’un membre que j’ai envie de m’amputer

pour l’élever en offrande jusqu’à toi

cette main justement

qui se dresse pour laver l’affront

oui pour toi

dans l’allégresse de l’émeute

 

Je fais appel au désert peuplé de la parole

au silence retentissant du commencement

je fais appel à l’eau, à son origine

de sources inconnues et de chutes terrifiantes

je fais appel à ce qui naît de la terre

et de la main de l’homme

je fais appel au tourbillon sourd et insensible

de l’émergence

je fais appel aux nappes dormantes du feu

à la droiture du ciel

flagellé du sceptre solaire

je fais appel à la profondeur nuptiale

modelant le souffle

dans ses entrailles emperlées

j’interpelle l’homme et la matière

je bondis au sein du mouvement

mais l’aube de ma patrie s’étale

comme une énigme

par-delà les barreaux

j’aperçois à peine un arbre

un minaret

je sus ébloui par tant de beauté

un frisson me traverse le dos

je surprends ton sommeil

de sphinx paisible

je me défais lentement d’un membre

pour l’élever en offrande jusqu’à toi

cette main justement

qui se dresse pour laver l’affront

oui pour toi

dans l’allégresse de l’émeute

 

Il faut pouvoir réfléchir

comment en sommes-nous arrivés là

comment la révolution, toi

et ma longue marche

pour mériter la parole

il faut pouvoir réfléchir

pour ravir à l’indicible

ce que nous pouvons encore ravir

 

ma femme aimée

ma main tremble

c’est comme si j’avais seize ans

et que j’écrivais mon premier poème.

 

*

ma bien-aimée

j’ai longtemps déserté les mots simples

les mots-tocsin

j’en fais l’aveu aujourd’hui

comment t’expliquer

j’étais tellement empêtré à l’intérieur de moi-même

c’était un tel labyrinthe

et tous ces enfers à exorciser

tous ces atavismes à expulser

que les mots jaillissaient de ma poitrine

bardés d’une double armature

très peu de mirages

dans cet ésotérisme

ni la recherche de la gloire et du scandale

crois-moi

c’était ainsi

parce que vécu

dans cet enchevêtrement de grotte ensorcelée

je me flagelle

ni ne me justifie

par cette confidence publique

car je sais par-dessus tout que ce qui importe

c’est cette permanence

 de - la mobilisation intérieure –

j’explique simplement

je déroule l’itinéraire

et je reprends

fort de tout ce que mon peuple m’a appris

fort de ma douleur

fort de notre amour

Je suis à peine né

A la parole

 

L’arbre de fer fleurit

Editions Pierre Jean Oswald, 1974

Du même auteur :

« Emmurée… » (12/04/2015)

 « Je m’en irai… »  (12/04/2016)

« Tu te souviens… » (12/04/2017)

Deux heures de train (12/04/2018)

J’aurai aimé t’emprunter tes yeux (12/04/2019)

Une maison là-bas (18/09/2023)

Ruses de vivant (18/09/2024)

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