Abdellatif Laâbi (1942 -) : « Ma femme aimée... »
Ma femme aimée
l’aube nous rappelle à la présence
la lutte reprend
et l’amour s’épanouit comme une rose
dans l’arène de l’émeute
ma main tremble
à la limite
c’est d’un membre que j’ai envie de m’amputer
pour l’élever en offrande jusqu’à toi
cette main justement
qui se dresse pour laver l’affront
oui pour toi
dans l’allégresse de l’émeute
Je fais appel au désert peuplé de la parole
au silence retentissant du commencement
je fais appel à l’eau, à son origine
de sources inconnues et de chutes terrifiantes
je fais appel à ce qui naît de la terre
et de la main de l’homme
je fais appel au tourbillon sourd et insensible
de l’émergence
je fais appel aux nappes dormantes du feu
à la droiture du ciel
flagellé du sceptre solaire
je fais appel à la profondeur nuptiale
modelant le souffle
dans ses entrailles emperlées
j’interpelle l’homme et la matière
je bondis au sein du mouvement
mais l’aube de ma patrie s’étale
comme une énigme
par-delà les barreaux
j’aperçois à peine un arbre
un minaret
je sus ébloui par tant de beauté
un frisson me traverse le dos
je surprends ton sommeil
de sphinx paisible
je me défais lentement d’un membre
pour l’élever en offrande jusqu’à toi
cette main justement
qui se dresse pour laver l’affront
oui pour toi
dans l’allégresse de l’émeute
Il faut pouvoir réfléchir
comment en sommes-nous arrivés là
comment la révolution, toi
et ma longue marche
pour mériter la parole
il faut pouvoir réfléchir
pour ravir à l’indicible
ce que nous pouvons encore ravir
ma femme aimée
ma main tremble
c’est comme si j’avais seize ans
et que j’écrivais mon premier poème.
*
ma bien-aimée
j’ai longtemps déserté les mots simples
les mots-tocsin
j’en fais l’aveu aujourd’hui
comment t’expliquer
j’étais tellement empêtré à l’intérieur de moi-même
c’était un tel labyrinthe
et tous ces enfers à exorciser
tous ces atavismes à expulser
que les mots jaillissaient de ma poitrine
bardés d’une double armature
très peu de mirages
dans cet ésotérisme
ni la recherche de la gloire et du scandale
crois-moi
c’était ainsi
parce que vécu
dans cet enchevêtrement de grotte ensorcelée
je me flagelle
ni ne me justifie
par cette confidence publique
car je sais par-dessus tout que ce qui importe
c’est cette permanence
de - la mobilisation intérieure –
j’explique simplement
je déroule l’itinéraire
et je reprends
fort de tout ce que mon peuple m’a appris
fort de ma douleur
fort de notre amour
Je suis à peine né
A la parole
L’arbre de fer fleurit
Editions Pierre Jean Oswald, 1974
Du même auteur :
« Emmurée… » (12/04/2015)
« Je m’en irai… » (12/04/2016)
« Tu te souviens… » (12/04/2017)
Deux heures de train (12/04/2018)
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