Henry Bauchau (1913 – 2012) : Caste des guerriers
Caste des guerriers
A Christian
MELOPEE VIKING
Les chevaux de la mer n’auront pas de poulains aux herbages d’écume abolis
sous le vent.
Les marées porteront aux veilleurs d’océan, de nos peuples ramants le sauvage
regain.
Nous cherchons un pays plus vaste que la faim, plein de signes, de voix, de
meurtres dans les airs
Et de hautes cités où des saintes de pierre font un rêve plus fort que l’écume
des vins.
Une épouse qui soit plus douce qu’un poulain, le regard aussi frais qu’un
naseau frémissant
Un amour aussi pur que le fer et le sang, que la mort dans les yeux insoumis du
matin.
Quand la rouille du glas et les cris du tocsin s’éteindront sous l’ortie dans les
vagues de pierres
Quand les guêpes naîtront où les femmes chantèrent aurons-nous terminé nos
funèbres destins ?
Pourrons-nous en mourant voir la reine des brumes, plus pâle, encor plus pâle
entre ses colliers blancs ?
Pourrons-nous endormis sur les bords du Couchant écouter la rumeur des
suprêmes lagunes ?
Tous les dieux sont moins fiers qu’un sauvage poulain, tous les cieux sont
moins forts que les cris des brisants.
Les marées étendues sur nos peuples gisants, les chevaux de la mer n’auront
plus de poulains.
ENFANTS
La Caste sans pitié, la face de colère
Qui hennit à la mort dans les rues des villages,
La meute qu’on entend dans les nuits de pillage
Faire hurler les enfants et posséder les mères,
Dieu parfois en voyant son grand corps sur la terre
Ou sa fièvre penchée sur l’ombre sombre d’un puits,
S’étonne en découvrant sous la touffe rebelle,
L’âpre narine et l’entr’œil fauve du cruel,
La joue limpide et dans ses plis de puberté
L’amer velours, amer à la bouche enfantine.
Anges violateurs, ils meurent en silence
Tous les tueurs, tous ceux qui n’ont pas eu d’enfance
Enfants martyrs, enfants bourreaux, enfants perdus
L’enfant, l’enfant David, qui jouait de la lyre
Est couché dans le lit des guerres courtisanes
Et Dieu devra peser sur une autre balance
Marqués de l’acte impur et du sang de la Bête
Ces terribles épis des moissons violentes.
LA PRIERE D’IBRAHIM
J’ai nommé mes amis avec des coups de pierre.
Mais quand il a roulé brûlant dans la poussière
L’enfant sombre qui saigne est l’élu, mon égal.
Donnerez-vous, Seigneur, à vos hommes de guerre
A l’enfant Ibrahim, aux princes des ruelles
De succomber debout devant un garçon fier ?
Olivier, Olivier, Dieu ne mette entre nous
Que mon cri, ton silence et ces noces de fer.
LES PLEUREUSES
Sur le bord des fleuves de Babylone
Les yeux dans les yeux nous avons pleuré
Sous les cils des veuves de Babylone
Les soleils éteints des corps mutilés.
Dans le ventre obscur des berceuses d’hommes
L’enfant boit le vin des songes guerriers
La nuit dans les bras des pleureuses d’hommes
On entend gémir le sang meurtrier.
Sur le bord des fleuves de Babylone
Sous les dieux du Sang nous avons gémi
Dans les bras des veuves de Babylone
Nos enfants guerriers se sont endormis.
CORNE DES LASSITUDES
Sur la berge des lassitudes
Europe des palais tremblants
Quelle ombre avec ses dogues blancs
Va soufflant dans ta corne rude ?
C’est le mal d’être aux chambres froides
Au bord des siècles engloutis
Lorsque les dieux sous les Pléiades
Ne savent pas qu’ils ont péri.
L’Atlante et ses royaumes d’herbes
Roulent dans le fracas des eaux
Entends la plainte du Superbe
Europe, enceinte du Taureau.
CAP DES TEMPETES
à Jacques Adout
I
Comme un oiseau cloué sur le mât des tempêtes
Comme un bûcher noirci sous les corps des noyés
Horn où le cœur devient plus lourd et l’étoile plus incertaine
Les grandes voiles d’Europe expirent au chant rouillé de tes poulies et l’esprit
heurte son problème.
Mais je saisis tes durs genoux à l’heure où l’homme doit périr ou trouver son
chemin d’océan
Horn où l’on entend les plus rudes voix du monde et la plus haute monotonie
de Dieu
II
Les grands navigateurs de l’esprit
De leurs vaisseaux nocturnes captent d’anxieux messages et s’interrogent :
Quel est ce lieu d’épave et de sinistre ? Saint-Georges, quel est ce front
souillé par le vomissement des tempêtes et qui rit de tes oriflammes ?
Quand plonge la corne des brumes, que s’éteint la sirène des brouillards.
Quand le cœur se déchire et que l’âme s’abat
C’st le cap des noyés qui balance ses mâts funèbres.
Sauvage orateur des tumultes
Nous avons survolé tes orages et enchaîné ces vieux lutteurs qui chancellent
L’Atlante, esprit d’abîme et le Grand Pacifique au cœur jaune.
Nous avons déchiré cet immense regard et nos vautours ont contemplé des
capitales d’eaux fumantes.
Durs navigants du peuple blême,
En quelques traits de craie au tableau noir de l’atome
Nous avons effacé l’évangile des empires et renversé l’église des chars.
Mais on entend gronder dans le chœur des machines, on entend s’élever de nos
oeuvres sans maître
Comme un esprit de mort et de morne folie
Et sur nos Tables renversées
Le vent de Horn vient disperser
La cendre de nos cigarettes.
III
Lorsque Mars écumant fera silence au cœur de l’homme et dans le ventre des
canons
Quand de nouveaux drapeaux sur d’autres citadelles diront la science sainte et
la vigueur des pauvres
Alors à l’orient de la nuit d’amertume où Dieu rêve au chevet des églises
noyées
Un chemin d’océan s’ouvrira vers la ville
Mais les guerriers n’entreront pas.
Pourtant lorsque la nuit s’attarde et que le soleil dit : « Frappez ! » ils frappent.
« Ouvrez et d’autres entreront ! » Ils ouvrent.
Hommes de cime et de bas-fonds. Gens du pourquoi et du comment, cognant
du poing de la logique et combattant durant le jour
Mais combattus durant la nuit par leur étoile interrogeante.
Ils ont accepté leur destin, ils seront sous les murs des villes
Le vieux sourire nécessaire
Le vieux visage pacifié des dieux retournés dans la pierre.
Géologie (1950 – 1957)
Editions Gallimard, 1958
Du même auteur :
Géologie (10/01/2018)
Tombeau pour des archers (10/01/2020)
L’escalier bleu (10/01/2021)
La Chine intérieure (09/01/2022)
La maison du temps (10/01/2023)
La sourde oreille ou le rêve de Freud (I-VII) (10/01/2024)
La sourde oreille ou le rêve de Freud (VIII - X) (10/01/2025)