Paol Keineg (1944 -) : Le poème du pays qui a faim
Le poème du pays qui a faim
Bonjour à vous
gens de ces maisons
bonjour bonjour
et permettez
que j’enlève mon chapeau
que je le range avec mes sabots
et puisque me voilà
bonjour au trépied bonjour au sucrier
bonjour au bank débordant d’envers du décor
de dessous de cartes et de courants d’air
bonjour au vaisselier de mon âme où les coqs
pavoisés se parent de la rose des bruyères
dans une odeur de houx
bonjour au sabotier bonjour au cantonnier
bonjour aux lanières tendres des glycines le
long des murs défaits
bonjour au couperet multiple des grêles d’avril
bonjour au cheminement sans fin du sang
sous notre peau
bonjour à vous les forêts qui faites flèche de
tout cime
bonjour à vous lames de vent prises dans le filet
de nos mains
bonjour à la foule des mains de femmes durcies
au feu de l’eau
bonjour à la foule des visages aimés
bonjour à toi
mon peuple et mon pays
légataire de notre éternité
je souhaite vivre et mourir
là où flambent les fagots
dans le brasier des fours de fermes
sur la terre cuite des cheminées d’usines
sous la cendre des après-midi réminiscents
et si j’écris
c’est pour la crête ailée des étables
c’est pour les troupeaux de brebis pleines qui
traînent le long des fossés
c’est pour les échafaudages dans les quartiers
neufs
c’est pour les yeux de mes frères marqués au
fer rouge
plongez vos yeux dans mes yeux
vous franchirez les cap-horns inaccessibles
vous gravirez les cordillères lunaires de
nos espérances
placez vos mains sur mes mains
vous sentirez le blé se changer en pain
et le pain se changer en sang
vous verrez croître l’arbre de mon sang
sous mes paupières closes
me voila tout entier
dans ma table de châtaignier
les deux pieds bien sur terre
dans la rumeur fêlée des gens
accoudés à la margelle des fenêtres
dans le feu follet près du calvaire
dans les charrois de foin et de luzerne
tirés par d’immenses chevaux acharnés
dans le rebondissement pesant du seau
contre la parole fraîche du puits
dans les pommes nouvelles tombées du pommier
dans le pressoir de ma joie usée
dans les vêtements rapiécés
qu’elle repasse au pied du lit
me voila tout entier
les deux pieds bien sur terre
comprenez-moi
il fallait que je sois la silhouette courbée
clapotant par les flaques d’eau
la parole d’amitié qui va droit aux cœurs sans
histoires
la parole donnée
il fallait que je sois le cresson et puis la souche
le verger en pente douce
l’enfant voleur et menteur et réservé avec les
étrangers
comprenez-moi
il fallait que je sois le sabot du cheval dans la
poigne du forgeron
la crinière des toits d’ardoises sur les villes
prostrées
il fallait que je sois la partition lézardée des
paroles qui font mal
l’énigme des paroles qui ne passent pas
comprenez-moi
partout
partie prenante de tout
il fallait bien qu’un jour j’apprenne
à être moi
à la fin des fins
pourquoi se plaindre et s’apitoyer
sur notre terre qui se refroidit ?
quand tout sombre autour de nous
à quoi bon tenter de recueillir
la douceur éclatante des jours d’été et la
vigueur musculaire des vents d’hiver ?
à quoi bon s’asseoir à leur table
à quoi bon se nourrir de miettes
quand ils découpent nos horizons au
chalumeau ?
à la fin des fins
il nous appartient
d’inventorier nous-mêmes nos bêtes sauvages et
nos chants et nos danses et nos charrues et
nos barques et nos rues et nos masques
et nos nids de corbeaux et nos désirs ardents
il nous appartient
d’enfin secouer le joug
pour gauler les fruits quotidiens de liberté
vous ne savez donc pas que notre soleil
n’est pas tout à fait comme le vôtre ?
que notre cœur n’est pas le vôtre ?
que vos regards n’ont pas l’empâtement des
vôtres ?
familières
les langues de décembre
ne vous ont donc jamais léché la main ?
pris dans les glaces
pris dans les marées d’ardoises suant la crasse
et la misère
pris sur le fait pris sur le champ
prisonniers
menottes aux poings
nos cris se répercutent de porte à sentier
d’écho à rivière de pluie à printemps
nos cris se répandent comme des lacs
nos cris se font sources nos cris se font fleuves
courts rampants haletants brisés
nos cris sombres de joie féroce et noirs de
liberté
menottes aux poings
gendarmes emmenez-moi vers les silences qui
vous effraient
et vous les juges
écoutez-nous :
pour être nés Bretons
nous sommes condamnés
condamnés à la vie fournaise
à la vie céréale
à la vie panache d’écureuil
condamnés aux bois de pins à la gangue des
fruits
aux vrilles des forêts aux lambris des tourbières
devant nous
à perte de vue
dans nos corps eux-mêmes
les cavaleries pourpres des chevaux de fermes
l’irruption de nos rêves organisés
les embuscades rauques dans les cimetières
l’épine des fusils brûlants
et la victoire du blé
la victoire rouge du blé
devant nous
dans notre chair elle-même
les larmes de brume et la solitude
nous sommes condamnés
à passer au fléau de nos mots
et au tarare hoquetant de nos chants
le bruit de vos respirations sifflantes
et le vide mou de vos haleines couperosées
nous ricanons comme des hochets d’acier
nous tremblons de fièvre et de haine
sous la morsure blême de vos sourires pochés
qui rentrent en eux-mêmes comme de gros rats
en leur terrier
un vieux meurt
une vieille meurt
mais nul lys nulle lettre d’or nul ave maria
ne pousse de leur poitrine creuse
nul Salaün qu’ils nomment toujours le Fou
nous sommes un peuple
aux colonnes de vent
aux portes estuaires
aux rires de pluie
aux chants d’outre-terre
aux vertèbres de plomb
au masque mortuaire
aux lampes d’argile
aux barrières de feu
aux cris crépusculaires
aux ongles noueux
nous sommes un peuple
de rien
et nous avons faim
un à un
lourds de toutes les mottes de notre sol
nous limons chaînes et barreaux
qui lient notre peuple à sa terre battue et à
ses toits de chaume
et vissent en nos oreilles les mots de la peur
et ancrent en son cœur les péniches de la
résignation
ô nuits extrêmes
flammes de silence
j’ai déchiffré
les runes atlantiques
j’ai vu se tordre
les serpents à plumes parmi les vagues en
fusion
j’ai dansé
dans les courants venus d’ailleurs et le
ronflement des batteuses
les enlacements de vipères et les rires cassants
comme des dents
les digitales madrépores et les lames de fond
qui expirent au zénith
c’est vrai
nous avons versé notre sang
dans le ventre de nos chevaux et de nos cargos
dans le poids démesuré de l’océan
dans le cours irréversible de nos espoirs de
chêne
dans le sillon brouillés de larves et de mouettes
et de notre sang épais
ils se sont engraissés
sans fausse note
sans tambour ni trompette
sans couronne ni fleur
d’un coup d’épaule
nous poussons la carcasse de nos fenêtres
entr’ouvertes
sur les terres amples et hautes en mémoire
sur les terres fécondes inondées de jours et de
saisons
où s’apaise le ressac de tous les grands
naufrages
où j’attise accroupi l’incendie des aurores
d’un coup de pied
nous ouvrons les portails de cristal
à tous les brocarts de l’esprit
à tous les parfums de l’esprit
à toutes les ondées de l’esprit
à toutes les cavernes de l’esprit
à toutes les étincelles tous les embrasements
toutes les illuminations de l’esprit
en vérité
je vous le dis
si nous avons faim
c’est de pics de pelles de pioches
c’est d’aiguillages de tracteurs de remorqueurs
de locomotives
si nous avons faim
c’est de trois-mâts long courrier
vous nous traquez
au fond de nos dernières collines et au fond de
nos dernières banlieues arabesques
et vous nous poursuivez
sans trêve ni quartier
clouant nos mains agitées arrachant nos branches
de lierres et nos coquillages géants étouffant
nos granges de pierre où gambadent nos brebis
nouvelles - mères et fusillant toute lueur et
toute velléité
vous nous traquez
sous le couvercle des toits de fermes jusque dans
le ventre bourdonnant des hannetons de l’été
au fond de nos puits sans fond
je vous hais
je vous hais
mes mains impatientes du feu
tâtant la chaux blanche des murs
et ma bouche s’épuise en appels stridents
je hais vos chairs humides et froides
vous ne changerez
jamais
vous qui détruisez
tout ce qui n’est pas vous
nos yeux sont de pierre
nos cils sont de pierre
nos larmes sont de pierre
et nos fleurs sont de pierre
fleurs en forme de cicatrices bleues
fleurs des cascades fleurs des marais
fleurs magnifiques et silencieuses
fleurs comme rais de lumière
et comme grains mis à germer
dissolvant les débris calcinés
de leurs paroles à la dérive
furtivement
nous nous glissons
sous l’écorce des troncs morts
dans la nacelle des arbres en fleurs
dans le salpêtre des jours d‘automne
pour célébrer les vents chorégraphiques et
l’empreinte du soleil sur la rétine des
fleuves
pour chanter la paix du matin
pour dire l’angoisse de notre patrie
seuls
nous nous élançons
à la conquête des galops de lumière
recensant la mosaïque rare des ornières
et séchant nos plaies sur des herbes d’enfer
nous seuls
du bout du bout du monde
sapons les murailles opaques du mensonge
nous seuls du bout
du monde
nous seuls du bout du
monde
faut-il incriminer les perspectives vertigineuses
de nos âmes sans freins ni limites
de nos âmes borgnes et bancales
qui ne vivent pleinement que de l’autre côté des
étoiles ?
où est-ce la faute de nos élans coupés net
qui retombent sur terre comme copeaux de bois ?
je ne sais
j’ai cent ans
je suis maigre
mes habits sont noirs
et je tiens mes champs en cage
de peur que vos regards ne les brisent
nous autres
nous savons bien que nos oiseaux
pourraient perdre leur lustre séculaire
et que nos saints de rocaille
pourraient irrémédiablement
perdre leur pulpe endolorie
par des milliers de pluies
vous croyez que nous restons là
à pourrir sans nous cabrer
vous avez l’œil dur et marchand
vous ne savez pas qui nous sommes
vous nous jaugez vous nous soupesez
mais sachez que
malgré les branches de l’étoile de mer
malgré les banquises croisant au large de nos
côtes malgré nos paysages de braise malgré
la racine de l’herbe folle malgré les orchestres
de l’eau à tous les horizons malgré les végé –
tations vivaces de nos amours
sachez que nous ne pouvons dormir ni rêver ni
fredonner au milieu de nos villages égorgés
et de nos moissons asséchées
sachez que nous ne pouvons dormir quand roulent
dans vos plaines les trains noirs de la
déportation
ô fougères fougères
fougères du bord des routes météoriques
fougères aux volutes de soie
vos cent bras redressés
dessinent sur la mousse des étincelles de rosée
et le marteau de vos spores
insuffle de flamboyantes couleurs
aux rosaces fragiles des brouillards sur les toits
voici venir les abbayes phosphorescentes
voici venir les mois noirs à tire-d’aile l’œil fixe
des aubes sans lendemain le voile rouillé
des araignées expirantes la frange ébréchée
des nuages en jachère
voici venir dans les champs majuscules
les filles chaudes
les filles aux gorges tièdes
les filles de soufre et de safran
les filles éparses dans l’ogive des arcs-en-ciel
fléchissants les filles prostituées prenant
le train et le bateau
- aucune chanson électrique n’éclate sur leurs lèvres
éteintes -
les filles aux hanches fécondes
aux charmes anciens
aux pommettes de silex
les filles de mimosa
aux cheveux barbelés
non
il n’y aurait pas de place pour un seul mot
entre mes champs de blé et mes moissons
d’angélus
entre le rire de mes enfants et la corolle des
ruisseaux
entre la laine du crépuscule et l’échelle des
heures
tu offres tes brunes épaules d’épis mûrs
à la lèpre amère des orties
et tu jettes aux fontaines incandescentes
l’éclat neuf de ton corps pubère
ah ! je ne sais rien encore
de ce pays dévertébré
où les chevaux et les vaches de toutes les
couleurs ont dans les champs des embardées
agiles et gourmandes
je ne sais rien de la rosée ni du crachin ni des
craches que déposent les coucous en bulles
blanches sur les genêts immobiles
je ne sais rien des profondes mantes noires que
portent les femmes aux premiers jours de
novembre parmi les maisons basses
je ne sais rien des toits crevés des sols humides
et glissants de la toux osseuse dans l’escalier
je ne sais rien des barreaux manquants de l’échelle
de la haute solitude de l’épervier du hibou
crieur de nuit
je ne sais rien encore de la splendeur de nos
visages ni de nos rires robustes
mais je connais par cœur les méandres passionnés
des veines du cou ceux du poignet
les entrelacs paradisiaques de nos mains au fil de
l’eau le cours abandonné de nos paysages
d’argile
J’ai tant navigué sur les étangs violets cernés de noir
qui dorment au fond des enfants malades
j’ai tant respiré les miasmes spongieux où se déchirent
les sommeils en rideaux de soie où stagnent des
flaques de silence où s’enroulent pantelants et
glacés les cheveux du rêve
Je ne sais rien encore
de ce pays dévertébré
de ce pays où il n’y aura bientôt plus d’enfants pour
les moineaux pour l’école buissonnière
de ce pays lové dans ses draps de feuilles mortes
de ce pays aux miroirs fêlés aux couteaux ébréchés
aux faucilles sans manches aux puits d’eaux
saoules envahies par des algues rouies
je ne sais rien encore
de mon pays remuant comme le tremble
je vois !
oh !je vois
la cohue puissante des anges sur la mer
les auges de pierre sur l’épine dorsale des vagues
les hommes debout à l’avant des vaisseaux de granit
conversant avec Dieu
saluant les troupeaux de squales et les envolées de goélands
ils abordent grèves et marécages
ils harponnent haies et talus
ils sautent les barrières et les troncs morts
ils ruissellent de sueur dans la pluie et dans le vent
hardi ! les arbres s’abattent ! clairières après
clairières !
hardi ! les souches flambent ! les fours s’élèvent !
hardi ! le blé se lève ! le blé mûrit ! le blé s’ajoute au
blé en un fleuve roux et parfumé
hardi ! ils ont piqué émondé scié débité chassé tué
semé hersé roulé creusé démoli reconstruit coupé
et raccordé !
mais on leur a coupé la langue
on a élevé des murs de forteresse
entre leurs enfants et eux
ils ont pleuré
ils ont prié
ils ont aimé
mais pour avoir été vaincus
on leur a passé le mors à la bouche
on leur a passé la muselière sur la gueule
et leurs enfants
leurs enfants oublieux de l’eau verte des fossés du
frou-frou de l’aubépine du caquetage des geais
leurs enfants oublieux et insatiables
leurs enfants sont partis par bancs serrés
Bretons exportés… Bretons déportés… Bretons
saisonniers à Jersey…Bretons fermiers d’
Aquitaine … Bretons canalisés…pressurés…
Bretons ouvriers à Paris… Bretons manufacturés…
moulés…stéréotypés … mirés calibrés désinfectés
enveloppés encaissés et expédiés… petits
Bretons semblables et interchangeables … Bretons
inadaptés exploités humiliés écrasés aspirés
asphyxiés oubliés… Bretons colonisés…Bretons
sous - développés…
BRETONS ALCOOLISES
bons pour le service bons pour la mitraille la
boue la baïonnette bons pour les jungles bons
pour la plaine d’alfa bon pour la boucherie
bons pour l’Algérie
colonisés colonialistes
Bretons bons pour la plonge à New York… bûcherons
au Québec … petits Bretons au petit cœur de fonc-
tionnaire… à l’inerte harassement de sous-prolétaire…
bons pour le service
bons pour l’alcool
bons pour l’impôt
mais gardant toujours au fond de la bouche le goût de
l’ardoise celui du genêt
le goût du sel
c’est un de nos villages qui brûle
quand un de nos frères saccage un village vietnamien
c’est nous tous qu’il massacre
quand il fracasse le crâne d’un enfant algérien
et nos visages suinte de crachats
il est pourtant des villes
et des campagnes tranquilles
où les maisons joue contre joue
dorment en file
il est pourtant des creux de mains
- loin de la puanteur sonore des égouts –
d’où jaillissent comme moissons
des vols surpris de perdrix
il est pourtant des yeux d’enfant
aux eaux herbeuses
où viennent brouter silencieuses
des biches à la robe fauve
il est pourtant un pays
qu’on ne devrait pas fuir
qu’on ne devrait pas salir :
son pays
quand j’aurai paré tes poignets des mille cailloux du
chemin
quand j’aurai plongé dans les spirales bleutées de l’escalier
de tes yeux
quand j’aurai écarté les barreaux solides de nos cages
thoraciques trop étroites
quand j’aurai transmuté en oiseaux de paradis les minéraux
coupants de nos éclats de voix
quand j’aurai changé en rouge liberté les voyelles et les
consonnes qui s’épanouissent en nous
quand j’aurai senti en nos ventres dilatés s’épaissir l’espoir
capricieux comme un troupeau de chèvres
quand j’aurai vu s’éloigner de notre peuple les pontons de
l’accoutumance pour gagner l’immensité des mille
langues de l’océan
quand j’aurai paré tes flancs des mille mousses d’un ciel
de neige
alors je serai digne de toi
mon amour
mais revoici
l’angoisse interminable de l’horloge
le poids prémédité de l’horloge
l’éparpillement des heures de l’horloge
le goutte à goutte des heures de l’horloge
le picotement impitoyable des heures de l’horloge
courage courage
l’acier de nos yeux
s’émeut en germinations secrètes
dans toutes les blessures rouvertes
l’acier de nos yeux
et le tranchant de la lumière
finiront par crever les carapaces d’indifférence
Je vous salue hirondelles des cheminées hirondelles
nouvelles sous les toits trempés
je vous salue papillons étourdis par la moiteur de
midi et remous de feuillages où il fait bon dormir
je vous salue broussailles des nuages en feu
embouchure de la bise arbalète de la grêle et
fourmilières infinies de la neige
je veux sillonner les sentes millénaires menant aux
villes englouties et faire la roue parmi les étoiles
du ciel rouge
je veux repousser l’étroitesse du temps qui meurt avec
les flots dans l’effritement des galets
je veux cueillir les grappes de lierre sur les maisons
en ruine et la ronce sur le tas de cailloux
je veux sentir glisser sur l’avoine les escadres de
vaisseaux fantômes et chevaucher l’hippocampe
qui roule dans les plis rythmés de l’océan
explosez nénuphars en fleurs
explosez dômes ciselés des chênes en proie à l’hiver
explosez premiers frissons de l’aube
raidis sous un amoncellement de visages désertés
je veux flamber haut contre les murailles de l’oubli
vous frappez à notre porte
pleins de vous-mêmes semblables
aux embryons qui tressaillent
dans le ventre de vos yeux
vous nous revenez à petits pas
vous nous appelez
par nos petits noms de condamnés
vous nous touchez du bout de l’ongle
comme si vous sentiez la pierre
qui se déverse dans nos artères
le temps ne va plus
non plus que les longs vents de la montagne
qui transportaient nos chants
nous avons détourné l’immense
conjuration du silence
et nous voilà jetés
à l’horizon des fièvres
aux étreintes brûlantes du soleil écarlate
ils voudraient nous trouer les pieds et les mains
parce que nous tordons le cou aux épouvantails de
l’oppresseur
ils voudraient nous faire
à leur image
vienne l’hirondelle
vienne l’hirondelle et le printemps
vienne la tiédeur de ton corps parfumé
vienne le marteau de notre sang sur l’enclume de la
vie
vienne le prolongement gigantesque de nos rires
délivrés
vienne des forêts horizontales le grand enthousiasme
des sources vives
vienne la salamandre tentaculaire
vienne le tourbillon âcre des fanes de l’automne
vienne la chute rassurante de la suie sur les brandons
du foyer
vienne le bruit des portes qu’on referme sur la chambre
assoupie
et que vienne
le rutilement de la colère
l’explosion de la colère
la colère de toutes les colères
car
si quelque jour
exsangue exproprié
notre peuple cessait d’être un peuple
alors mille crocs crochets barres lances machine et
fusils
surgiraient du sol
à la place de l’herbe et des fleurs
à la place de l’arbre et des villages assassinés
à la place de l’aube dans la procession des rues et des
routes dans le terreau l’humus l’argile dans la
dentelle des grandes marées écumantes
et les chiens errants projetteraient leur bave
vénéneuse
et nos poitrines se hérisseraient de piques
et nos glandes sécréteraient le plomb
et nos mains deviendraient bois de la crosse
alors le sang envahirait les marécages de nos
poumons
là-bas, par-delà les grandes forêts
pétrifiées, où naissent et meurent de
grands oiseaux blancs, froids et nets
comme la couronne d’un vent d’hiver,
là-bas, par-delà les mers incessantes
et cachées, labourées de brouillards et
de brumes, baignées d’un frimas bleuâtre,
gîtent les sept espaces de la mort ; des
chemins creux conduisent à ces horizons
rivés et chavirés ; rien n’y bouge, sinon
des ombres ténues butinant les cieux
minuscules dans un demi-sommeil
jonché de roides rosées ; par temps calme,
on peut les voir courir à l’ombre d’un
manoir ouvert et vide, au plus profond
des racines de la vie ; parfois, effrayées,
elles font un bond de côté, et de grands
oiseaux blancs s’envolent dans un lourd
clapotis d’ailes
c’est vrai
que tout s’accorde
tout se consomme
dans le calme serein des labyrinthes de la mort
je me retrouve
dans les bourgeonnements conjugués du soleil et
de la neige
dans la flore magique des feux de bois
dans l’écho cyclique des saisons péninsulaires
je me découvre
nouveau-né
dans les premiers pas de la nouvelle année
j’aurais tant voulu
entrer simplement
essuyer mes sabots de bois sur le paillasson de ma
porte
accrocher au porte-manteau ma veste lourde de pluie
prendre ma chaise basculante et mes livres délicats
et vous parler
de la chute sourde des châtaignes ébouriffées
du poitrail roux et blanc des chevaux à l’abreuvoir
des orgues métalliques au-dessus des villes
industrielles
j’aurais tant voulu
vous chanter le crépuscule sur la harpe des grilles
de ma maison
converser avec vous dans l’oasis des fontaines
moussues
vous suivre en pataugeant derrière un tombereau
débordant de trèfle blanc
et écouter en fumant les histoires anciennes de notre
peuple à peine éclos
mais peut-être
n’êtes-vous pas sensible
à l’herbe gelée
qui craque sous les pieds ?
peut-être rêvez-vous kiosques et palais géométriques
quand nous nous chauffons sous les manteaux de
cheminées ?
que m’importe
si je reste seul avec ma femme et mes enfants et ma
maison
dans la cathédrale des talus et les alignements des
sapins
j’y suis au chaud
loin des villes étrangères et sarcophages et
anthropophages
loin des agglomérations écarquillées et vitreuses
loin des profiteurs des renégats des collaborateurs
loin des somnambules
loin du bruit
donnez-nous la vie
nous ferons de l’or
de prime abord
rien ne nous distingue
dans nos chaînes de collines vermoulues
ni de vos rires ni de votre évidence navrante
l’œil un peu vague le pas bien appuyé
nous aimons les silences
où s’abreuvent les anges
nous poussons la chanson
quand le cidre donne le ton
et parfois nous mourons
dans des éclaboussements de verre et de
cristal
mais question de sentiment
nous avons plus de passion
pour nos bêtes nos forêts nos enfants
que vous en aurez jamais
pour vos ventres croupissants
alors s’élève la vague des enfants nouveaux
envahissant les jours noirs et rouges du
calendrier les lettres enluminées de l’alphabet
des pauvres les pentes ravinées du pain
abattant à coups de hache les chemins qu’on leur
avait déjà tracés empierrés et concassés
mon pays est lourd et mouvant comme la mer qui
se prend aux ronces des rochers et se déchire
sans bruit à la coque des bateaux
mon pays est tressé de câbles et de filins noués
aux montagnes de fer et aux cauchemars
flottants
mon pays a des millions de mains mon pays
sommeille derrière ses paravents de brume
mon pays abrite des églises de vent et scrute en
vain les souterrains de la damnation éternelle
j’en ai le rouge au front
j’en ai le rouge aux mains
dressé sur mes racines
j’en ai le rouge à ma maison
je niche à tous les carrefours
je tremble à tous les vents
depuis que je connais les berges molles des fleuves
de vase la trahison des herbes vides et le calice
douloureux des feux déracinés
depuis le jour de ma naissance
spolié de tous mes biens spolié de mes yeux de
mes pores de mes os et de mes mains
on a volé mon pain
on a arraché la langue maternelle de mon palais
d’enfant
et ravi tous les noms familiers
le nom merveilleux du chat celui du chien les mots
taupinière gouvernail et cerisier en fleurs
le nom palpitant de mes pères disparus
depuis le jour de ma naissance
à la porte de moi-même
à la recherche des grandes cheminées des barques
pourries à la remise et du tison sur l’enclume
aimant traverser les ponts penchés sur les moulins
depuis le jour de ma naissance
vidé de ma propre substance
dépossédé de mes veines et de mon sang
doublé par un étranger
moi-même
- lorsque s’effondrent les bûches dans l’âtre brun
j’aime qu’on frappe à ma porte le glas de la
réalité -
mon pays vagabonde transparent dans le miroir des
golfes tissés de sel
mon pays s’incruste le long du chemin de fer et dans
le sillage des villages ridés
les oiseaux coulent entre ses doigts les averses de
pluie le scient au passage et les vols de canards
sauvages le traversent de part en part
mon pays m’aveugle et m’étouffe dans ses milliers
bras
Editions Traces
44300 Le Pallet, 1967
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