Gérard Le Gouic (1936 -) : Pierres
Pierres
I
Ce ne sont pas les arbres
qui dominent un paysage,
ni le balancement des vallons,
le quadrillage des parcelles,
ni même les nuages.
ce sont les pierres,
nues, géantes,
côte à côte solitaires
comme des immolés.
II
Par quels arbres,
quels vents,
quelles rivières,
par quelles autres pierres
(celles qui s’aiguisent contre la mer,
formant des caps,
celles qui balisent
les routes des hommes ?)
se transmet la distance
le parler des pierres ?
III
D’elle-même la pierre
n’exerce aucune force,
aucune tendresse,
elle n’est coupable
d’aucune agilité
ni maladresse.
Elle bat pourtant
comme un pays vivant.
IV
La pierre
n’est pas seulement la pierre.
La pluie
la fait pleurer,
la lumière l’aveugle.
L’oiseau sur elle
qui se pose, qui repart,
l’incite à chanter,
à s’envoler.
V
Visages de pierre
dont les yeux se retirent
de la lumière,
dont le nez s’efface,
dont les lèvres se brisent.
visages de pierre
qui ne conservent que l’ouïe,
et l’ombre d’une aile.
VI
Couchée dans la terre,
ce sont les hommes qui dorment,
dressées au milieu des landes,
ce sont des armées en attente,
agenouillées sur les talus
ce sont des pèlerins en prière.
sculptées à la force du temps,
ce sont des hommes de pierre.
VII
Qui n’a rencontré
des pierres malades,
aveugles,
des pierres aux blessures rouges
que le soleil ne cicatrise pas ?
Qui n’a entendu ici
des pierres qui priaient,
d’autres qui sanglotaient,
des pierres qui couraient
autour des maisons ?
VIII
Chercher dans la pierre
l’emplacement des yeux,
accompagnant du doigt
le glissement de l’aube,
guetter l’évaporation
qui assèche les cavités de la nuit,
dégage des fêlures, des bosses
et révèle la sépulture de nos paupières,
chercher les yeux de la pierre,
ses dix, ses mille fenêtres.
Mais la pierre ne devient œil
qu’une fois son corps consumé.
IX
Dos contre dos,
la pierre se nourrit de nous
et nous nous remplissons
de son silence,
calendrier des saisons brûlées.
nous nous gorgeons
du vide de ses rides,
nous apprenons l’écriture
de ce qui n’est pas écrit,
le savoir
qui ne se sait pas.
Quand nous croyons
avoir tout reçu,
tout conquis,
la pierre conserve le poids du temps
qui alourdit nos membres.
X
Que reste-t-il
d’une étreinte avec la pierre ?
Dans les pores
la morsure du froid,
entre les lèvres le goût sans goût
de ce qui n’est ni chair ni peau,
sur les oreilles
les rugueuses caresses du silence .
Que reste-t-il
d’une nuit avec la pierre ?
Un indivisible envol
d’oiseaux marins.
Les Sentiments obscurs
Editions Coop Breizh, 29540 Spezet, 1996
Du même auteur :
« Quand ma chienne me regarde… » (29/11/2014)
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Cairn de Barnenez (29/11/2016)
« La campagne semble morte… » (29/11/2017)
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