Edouard Glissant (1928 – 2011) : Pays
Pays
Nous étions à vos soutes le vent peuplait
Vos hautes lisses à compter
Nous épelions du vent la harde de nos cris
Vous qui savez lire l’entour des mots où nous errons
Désassemblés de nous qui vous crions nos sangs
Et sur ce pont hélez la trace de nos pieds
*
Louons à l’écume tant qu’aux lamantins
Esprit des profonds et des limons comment
Nous dessouchons l’Ouvert et empiétons sur tout Unique
Vous qui savez en nos ordures et nos sangs terrer l’écrit
Où se fendent en nuit tant de lézardes prophétiques
*
Tout un goudron pousse à l’entour des glycérias
Quel, ce pays qui s’efforce par semence et salaison
Ce doux parler déraisonnable, d’étoiles rousses
Entre roches d’eau et vert des profonds
Que navres-tu, noué de lins où moussent
Drus les aimants des Hauts et les purs diamants et quel
Mot pour toi perce, fait son sud
*
Nous humons ce pays qui tarit en nous, le pays
S’élonge d’un tel songe où pas une eau ne bruit
Hélons « comme le vent, tout ainsi l’antan » et c’est cri
Roué de sucre, en parabole d’un moulin de ce pays
*
Nous là si pâmés que le petit jour
Qui rions à plats bords, boue de ravine nés
D’une autre flottaison
Nous épelons que nous venons au loin de vous où navigue
L’Unique, notre mal profond. Les coutelas
Fondent au clair des ateliers. Les mantous
Au gris des crabiers dessolent nos soifs
Le conte en arc cerne le déni
*
Des sables grésillent. Ceux qui prennent rang dans la mer
Ceux même qui fuyaient nos yeux
Là nous sourient avec douceur. Nous sommes leurs gentils
Nous mesurons dans la vague la trace de leurs orteils
Nous les séchons sous les oliviers de mer
*
Tel qui patiente dans la fiente et encombre nos songeries
Remonte en sang de mer mêlé aux rouilles des boulets
Nous fêlons le pays d’avant dans l’entrave du pays-ci
Nous l’amarrons à cette mangle qui feint mémoire
Remontons l’amour tari découvrons l’homme la femme
Unis d’un cep de fer aux anneaux forgés net. Nous rions
De ne savoir nouer l’à-tous-maux et l’épais maïs
Quand la terre d’hier débrosse en nous rocs et prurits
Pays
Là où pays et vents sont de même eau intarissable
Devant qu’oiseaux eussent toué villes et bois
J’ai tendu haut ce linge dénudé, la voix de sel
Comme un limon sans fond ni diamant ni piège bleu
*
A cet empan où toute lave s’émerveille de geler
Devenant être, et elle prend parti d’un pur étant
Là où pays et sang se mêlèrent au demeurant
J’ai grandi dans l’armure où consumaient les treize vents
*
Ata-Eli vieux songe d’âme et nue
Où les autans si las s’énamourèrent
Nous avons pris main dans l’alphabet roué
Aux brumes de ces mots voilé le cri, éclaboussé
Le long cri des oiseaux précipités dans cette mer
Et nous avons aux mers plus d’écriture qu’il paraît
Yoles blessées où les lézardes s’évertuèrent.
*
Comme ils scellaient aux planches dessalées du pont d’avant
La houle de nos pas
Comme ils rivaient en poupe ces allures finissantes
Voici musique d’algues et de gommiers
La mer voici la mer ferreuse qu’enlaçaient
Tant d’entassements écroulés
Tant de mots rauques plein bord
Plus rêches que case d’ocre
Ou que masques délités.
*
La terre rouge a bu la terre rapportée
L’œuvre que nous halons est un songe de mer
Nous reconnûmes le sésame et la soierie émerveillée
*
J’ai cette terre pour dictame au matin d’un village
Où un enfant tenait forêt et déhalait rivage
Ne soyez pas les mendiants de l’Univers
L’anse du morne ici recomposé nous donne
L’émail et l’ocre des savanes d’avant temps
*
Voici ô dérivée nous nous levons de bonne houle
Tu es nouvelle dans l’humus qui t’a hélée
Une grotte a ouvert pour nous sa parenté
D’île en cratère c’est éclat de lames, bleuité
Encore et brûlis de l’eau d’un mancenillier
Je prends ma terre pour laver les vieilles plaies
D’un creux de saumure empêtré d’aveux
Mais si lourd à porter ô si lourds ô palétuviers
Pays rêvé, pays réel
Editions du Seuil, 1985
Du même auteur :
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