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Le bar à poèmes
1 septembre 2018

Edouard Glissant (1928 – 2011) : Pays

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Pays

Nous étions à vos soutes le vent peuplait

Vos hautes lisses à compter

Nous épelions du vent la harde de nos cris

Vous qui savez lire l’entour des mots où nous errons

Désassemblés de nous qui vous crions nos sangs

Et sur ce pont hélez la trace de nos pieds

 

*

Louons à l’écume tant qu’aux lamantins

Esprit des profonds et des limons comment

Nous dessouchons l’Ouvert et empiétons sur tout Unique

Vous qui savez en nos ordures et nos sangs terrer l’écrit

Où se fendent en nuit tant de lézardes prophétiques

 

*

Tout un goudron pousse à l’entour des glycérias

Quel, ce pays qui s’efforce par semence et salaison

Ce doux parler déraisonnable, d’étoiles rousses

Entre roches d’eau et vert des profonds

Que navres-tu, noué de lins où moussent

Drus les aimants des Hauts et les purs diamants et quel

Mot pour toi perce, fait son sud

 

*

Nous humons ce pays qui tarit en nous, le pays

S’élonge d’un tel songe où pas une eau ne bruit

Hélons « comme le vent, tout ainsi l’antan » et c’est cri

Roué de sucre, en parabole d’un moulin de ce pays

 

*

Nous là si pâmés que le petit jour

 Qui rions à plats bords, boue de ravine nés

D’une autre flottaison

Nous épelons que nous venons au loin de vous où navigue

L’Unique, notre mal profond. Les coutelas

Fondent au clair des ateliers. Les mantous

Au gris des crabiers dessolent nos soifs

Le conte en arc cerne le déni

 

*

Des sables grésillent. Ceux qui prennent rang dans la mer

Ceux même qui fuyaient nos yeux

Là nous sourient avec douceur. Nous sommes leurs gentils

Nous mesurons dans la vague la trace de leurs orteils

Nous les séchons sous les oliviers de mer

 

*

Tel qui patiente dans la fiente et encombre nos songeries

Remonte en sang de mer mêlé aux rouilles des boulets

Nous fêlons le pays d’avant dans l’entrave du pays-ci

Nous l’amarrons à cette mangle qui feint mémoire

Remontons l’amour tari découvrons l’homme la femme

Unis d’un cep de fer aux anneaux forgés net. Nous rions

De ne savoir nouer l’à-tous-maux et l’épais maïs

Quand la terre d’hier débrosse en nous rocs et prurits

 

Pays

 

Là où pays et vents sont de même eau intarissable

Devant qu’oiseaux eussent toué villes et bois

J’ai tendu haut ce linge dénudé, la voix de sel

Comme un limon sans fond ni diamant ni piège bleu

 

*

A cet empan où toute lave s’émerveille de geler

Devenant être, et elle prend parti d’un pur étant

Là où pays et sang se mêlèrent au demeurant

J’ai grandi dans l’armure où consumaient les treize vents

 

*

Ata-Eli vieux songe d’âme et nue

Où les autans si las s’énamourèrent

Nous avons pris main dans l’alphabet roué

Aux brumes de ces mots voilé le cri, éclaboussé

Le long cri des oiseaux précipités dans cette mer

Et nous avons aux mers plus d’écriture qu’il paraît

Yoles blessées où les lézardes s’évertuèrent.

 

*

Comme ils scellaient aux planches dessalées du pont d’avant

La houle de nos pas

Comme ils rivaient en poupe ces allures finissantes

Voici musique d’algues et de gommiers

La mer voici la mer ferreuse qu’enlaçaient

Tant d’entassements écroulés

Tant de mots rauques plein bord

Plus rêches que case d’ocre

Ou que masques délités.

 

*

La terre rouge a bu la terre rapportée

L’œuvre que nous halons est un songe de mer

Nous reconnûmes le sésame et la soierie émerveillée

 

*

J’ai cette terre pour dictame au matin d’un village

Où un enfant tenait forêt et déhalait rivage

Ne soyez pas les mendiants de l’Univers

L’anse du morne ici recomposé nous donne

L’émail et l’ocre des savanes d’avant temps

 

*

Voici ô dérivée nous nous levons de bonne houle

Tu es nouvelle dans l’humus qui t’a hélée

Une grotte a ouvert pour nous sa parenté

D’île en cratère c’est éclat de lames, bleuité

Encore et brûlis de l’eau d’un mancenillier

Je prends ma terre pour laver les vieilles plaies

D’un creux de saumure empêtré d’aveux

Mais si lourd à porter ô si lourds ô palétuviers

 

Pays rêvé, pays réel

Editions du Seuil, 1985

Du même auteur :

Laves (01/09/2014)

Le premier jour (01/09/2015)

L’œil dérobé (01/09/2016)

Versets (01/09/2017)

Le grand midi (01/09/2019)

Saison unique (01/09/2020)

Saisons (01/09/2021)

Miroirs / Givres (01/09/2022)

Afrique (01/09/2023)

L’eau du volcan (1 et 2) (01/09/2024)

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