Tristan Tzara (1896 – 1963) : Terre invisible
Terre invisible
J’ai vu de près parmi les aveugles le mystère de la naissance
le jour se levait brisé sous les chaînes et du barattement des forces noires
des rayons
dans un cliquetis de galop sous la neige veloutée
j’ai vu une fleur de lumière la minime veilleuse de soie
palpiter à la porte d’un pauvre homme d’oubli et de transparence
le chant et le silence mon beau pays de joie
qui frappe à la porte oubliée enfouie sous la sciure d’oubli et d’hiver
pourquoi frappe-t-on j’ai dit à la froide visite en vérité
que l’eau de clarté inonde la chambre démasquée
mille ailes blanches découpent l’air soudainement violent comme un
rire de jeune fille
à la porte du pauvre où seul le clapotis de la pluie frappait d’un sang fatigué
le pouls du jour de la nuit et l’invisible brûlure s’accrochant aux commissures
étoilées
rêve ou fruit du silence d’épines
le vent la pluie la liberté
j’ai dit que n’ai-je dit neige pluie et vent et grêle
j’ai dit à l’ombre à la misère
et j’ai chassé en vain les mouches
j’ai cassé tant de vaisselle
que la honte monte à ma bouche
tant de mots amers
sur des routes parcourues par cœur
les yeux fermés la honte en tête
un rire moqueur à chaque fenêtre
et bien d’indiscrétion dans les regards d’entre les feuilles
de tous les arbres poignardés en ma poitrine
la joie les fruits la liberté
J’ai vu de près parmi les aveugles le mystère de la naissance
vent et pluie e vins et fruits
le soleil de l’aveugle un enfant dans la neige
et à dire l’avenir toute la force de l’homme
offerte de chair comme le sel et le pain
à la plus belle à la merveilleuse, à la flamme future
c’était un jour comme pas un autre du mois d’août
l’audace portait haut le front de sa flamme
celui qui traversa la longue nuit de France
a vu tarir l’angoisse à la margelle du puits
et du ravissement des eaux jaillir la colère
seule lumière seule
pure entre les plus hautes déchirures
J’ai vu de près parmi les aveugles le soleil de la naissance
et la fleur première
le pain rayonnant sur le comble de l’ombre
et des montagnes d’oiseaux fraîchement confiants
revenir à la source
le chant et le silence mon beau pays de joie.
In, Francis Combes : « Les plus beaux poèmes pour la paix »
Messidor / Temps actuels, 1983
Du même auteur :
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