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Le bar à poèmes
21 février 2018

Joyce Mansour (1928 – 1986) : Trous noirs

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Trous noirs

 

Nommer une blessure

avant qu’elle ne suppure

Partout l’objet du mépris

saigne et pustule

à bon escient

Nommer l’infamie rose sous ses dentelles

avant qu’elle n’implose

Partout l’homme se met à genoux

pleure et transpire

flétri par le deuil solitaire

Partout le malaise fleurit

L’empire du cadavre s’étend

Nommer une fosse une fois recouverte

semer dessus des glands

et passer votre chemin

car la mort est contagieuse

et son nom souillera vos lèvres

vos lèvres votre langue votre bouche

votre blessure

 

Dans un monde tout gris

Une femme étouffée dans sa graisse

Crie sa solitude

Deux mains crépitent

Dans un miroir d’encre

Une bouche pleine de viande

Blasphème et vocifère

La mayonnaise tourne

Et brouille les vitres

L’or et la tempête

Grondent au-dehors

La femme mange pour se faire connaître

Et meurt la bouche ouverte

Devant le sexe en érection

D’un veilleur de nuit

Dernier soubresaut de la boulimie

 

La porte est fermée de l’intérieur

Je suis en retard d’une heure

De maigres voiliers se rangent le long des murs

Leurs ancres au repos

Leurs voiles endeuillées

Un gros doigt se prélasse sur un canapé

D’un fusain léger il trace les contours d’un visage féminin

Signes de la virginité autre que l’hymen

Je suis hantée par des lambeaux absurdes

D’une phrase à peine entendue

Primitive épellation dans la nuit du temps perdu

 

L’angoisse tient le cœur

de sa petite main de fer

Dans le ventre de la géante la boue

s’agite

L’homme a tête de crocodile

mastique les boyaux

de la grappe

humaine

Des vers noirs s’éprennent

Des vers blancs gavés de chair

font des bulles

Où sont les vieillards de mer ?

 

Qu’il te souvienne

l’heure du soir

où nageaient au loin

les îles riantes

de notre amour

Qu’il te souvienne

le chien blanc

les yeux crayeux

le mufle flamand

assoiffé de puissance

sous le pansement de sa peur

Qu’il te souvienne

les perles du soleil

jetées sur le sable

comme autant de fosses profondes

dans la graisse douloureuse

de la chair coupée

Qu’il te souvienne

hélas mon amour hélas

de l’entour de ces murailles

où murmure la bouche écumeuse

de la belle morte ensevelie

Qu’il te souvienne

l’enchaînement des horreurs

de la nuit

 

Le monde est un oiseau

Il tape des pieds

Sur une tombe ouverte

Il picore le crâne d’un enfant

Mou sous son bec d’acier

Il bat des ailes

Il chante

Le monde est un oiseau qui chie

 

Tombés du soleil sur le rivage où

nulle barque est amarrée

ceux qui pensaient mériter le ciel

virent clairement passer sur sa roue enflammée

un homme à tête de crapaud

La prudence exige de ne jamais laisser séjourner

l’ordure à la surface du sol

Une houle de sang et de fiente

gronde bave et revient

s’abattre sur la terre poudreuse de mort

Les voyageurs furent battus et ils perdirent leurs visages

Piétinés par un bousier géant roi de la peur gelée

L’homme à tête de crapaud roula sa roue grinçante

comme une vieille verrue

dans le trou noir spiralé de sa tombe

Un grand fracas de sabots brise la marmite

Un centaure déchiquetée comme une ombre

au coin du jour

aspire la sanie des cadavres pour nourrir sa progéniture

Le nœud du mariage serre le cou du cavalier

« A mort » hurlent les moines

écartant les jambes du cheval éventré

accolant leurs lèvres à ses plaies

ils pompent le sang du cheval et du cavalier

pour couler eux-mêmes liquides

vers quelle gloire obscure ?

Un batelier fou tente de gagner le large

sur sa barque abritée de suaires en pavois

mais déjà les êtres anxieux des profondeurs

lèvent la tête

leurs yeux sans paupières comme pondus

sur un amas de lamproies

blanches scories de la nuit gélatine

demandant leur dû de toutes leurs bouches suceuses

et le batelier quittant son banc

tombe dans la vase déferlante

du bateau de la vie il préféra la lame

Au loin errent des créatures fanées

mollement déformées dans leur étau placentaire

victimes de l’immense mâchoire qui galope sur la plage

gluante de ganglions entassés

« L’hygiène est satisfaite » brame-t-elle

arrachant les capons flasques de leur cachot

« Connaître c’est aimer » répond le crapaud sur sa roue translucide

tournant sur l’espace courbe d’une marine échancrée

attendant l’aube du matin qui ne poindra

plus jamais

 

La foule attendait sur la place

Le vent broutait l’herbe brin à brin

Une obscurité hostile étouffait les bêtes sauvages

Les grands arbres bégayaient de toutes leurs langues feuillues

La foule attendait sans sourciller

L’arrivée de l’insectes géant accourant enfin aux vivres

Jouant des pattes

Poussant du dos

Minaudant dans sa mince gaine cylindrique

Prêt à engloutir de ses grandes lèvres difformes

La nourriture faisandée

Des hommes

La foule attendait

Amas confus de membres disjoints

Le bousier géant et sa besogne ordurière

La foule attendait

Le vent bruissait dans les haillons de la forêt

Et le cauchemar voluptueux

Recourbait fortement

Les abdomens

Humides

Piteuse clôture dites-vous ?

Tel est le destin de la foule

 

Ecoute

le cri des courlis dans les roseaux

près de la mer

L’ombre passe sur la campagne

comme une main sur un visage lisse

Qui fermera les yeux de celle qui se meurt

dans l’écume des coteaux bleus

Les ramiers roucoulants de l’agonie

entourent le haut rocher de la solitude

Elle lutte contre l’asphyxie. La terreur

comme l’insecte tapi sous l’écorce d’un arbre en feu

Ecoute le cri des courlis dans les roseaux

c’est peut-être la mort qui passe

 

Ne faut-il pas être fou

A tout âge

De porter sa frayeur

Comme un masque de craie

Sur son visage

La bouche ouverte sur un cri

Les yeux blancs eux aussi

Ne faut-il pas être fou

Sous l’orage

De porter un fruit dans l’ornière

De son ventre

Plus apre qu’un abcès

Plus avide que l’absence

Un fruit plus nocif

Que la nuit

Plus pulpeux que la mort

Prêt à éclater prêt à exploser

Un fruit sans pépins

Fort de sa boulimie

Fruit maudit de la peur

Lubrique

Banquise

 

Un rideau d’anxiété s’enroule autour de ses jambes

L’angoisse loge dans son nombril

Ce tiroir matelassé à demi ouvert

L’homme cabré au-dessus d’une femme

Ainsi que le bâton à tête de cheval des anciens mimes

Flotte au-dessus d’une mare

L’homme essaie de conjurer les petits objets aux contours irréguliers

Qui envahissent sa gorge

Et l’empêche d’avaler

Du sang tombe de ses yeux

Comme les premières gouttes lentes

D’une lourde pluie d’été

Il jouit

Une trace sinueuse s’élance sur le parquet

Il gît

Un grand poids pèse sur son visage

La femme se démène pour cueillir son dernier souffle

Dans un sac de soie sauvage

Les cymbales et les tambours se sont tus

Qui va se marier ?

 

Faut-il respirer la mort pour guérir son esprit

L’érable sculpte le vent

Sans couteau

J’attends le tournant de la route

Bouche sèche d’insomnie

Ravie de peur

On abat des arbres dans mon cœur

Un pesant fœtus

Surgit des rafales de la nuit

L’humilité glissante du têtard

M’écoeure

Belle et sinistre promiscuité

Le vent bouge dans le miroir

J’ai le corps pourri dans la terre

Il est presque trop tard

Pour se réveiller

 

On ne vit pas avec les morts

Ils glissent sur le tapis roulant de l’oubli

Vers quels noirs pâturages

Ils flottent et tremblent dans le vent du soir

Leurs yeux se vident comme une baignoire

Leurs sexes atrophiés pendent

Entre leurs jambes enlisées

Dans la boue du souvenir

On ne vit pas avec les morts

Leurs bouches pleines d’ouate

Rient de nos vains efforts

Leurs soupirs affamés déchirent l’air

Nous nous sommes aimés

Mais ils ne se souviennent guère

Tout occupés comme ils sont

A jouir de leur deuil

Caracolant sur l’abîme

Comme chevaux de frise

Heureux dans l’horreur

Les morts passent leur chemin

Débonnaires et la tête vide

 

Trous noirs

La Pierre d’Alun éditeur, Bruxelles, 1986

De la même autrice :

Bleu comme le désert (21/01/2014) 

Le téléphone sonne (21/01/2015)

Chant arabe (21/01/2016)

Pericoloso sporgersi (21/01/2017)

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