David Antin (1932 – 2016) : La mort du journalier
La mort du journalier
dans sa poétique aristote a des choses
amusantes à dire sur la métaphore à la fin de sa poétique la
partie que personne ne lit jamais parce qu’on s’intéresse alors tellement
à ce qu’il dit de la tragédie qu’on oublie que c’est une espèce de
poésie dont il est en train de parler quand il aborde finalement
le langage de la poésie il considère alors la nature des mots les grecs
ont une conception bien à eux sur le sujet selon eux tous les mots sont
des sortes de noms pour eux les grecs la représentation
consiste à nommer pour aristote en tout cas parce qu’aristote est
grec et que les grecs ont une idée très forte de la représentativité
les choses ont des représentants toute chose a son représentant
c’est le nom qui est le représentant de la chose et il y a les noms pour
les actions des noms pour les choses des noms pour les gens et au
milieu de tous ces noms selon aristote il y a les noms justes et les noms
faux les nom faux sont les métaphores voilà donc ce qu’il dit et il dit
encore bien d’autres choses sur les noms il dit qu’il y a des noms étrangers
des noms communs des noms particulièrement étranges et déformés mais
la métaphore est le nom qui est faux vous prenez un nom qui n’est pas
le vrai nom d’une chose et vous donnez ce nom-là à la chose
par exemple vous appelez une femme « george » elle ne répondra pas au
nom que vous lui donnez mais çà n’a pas d’importance ce qui a de
l’importance c’est que vous l’appeliez george que les autres
aussi bien qu’elle-même vous entendent l’appeler george bon ce n’est
pas vraiment une george d’ailleurs vous ne savez pas suffisamment
ce qu’est une george pour moi pour que nous puissions valablement discuter
prenez charlemagne elle ne s’appelle pas charlemagne mais
si je l’appelle charlemagne vous aurez l’image du caractère que je lui
attribue vous verrez tout de suite le pouvoir dont elle est investie
vous vous la représenterez tenant un sceptre chevauchant à la tête
de ses armées mi-romaine mi-germaine suivie d’une cour de savants
irlandais régnant sur le monde réunissant la civilisation
et la force à condition que vous acceptiez ce que je dis vous n’êtes
pas obligés de me croire parce qu’elle n’a pas du tout l’air d’être
prête à jouer le rôle de charlemagne aujourd’hui si c’est le
cas si elle n’a pas envie de jouer à charlemagne quel sera le
résultat de cette métaphore ou nom faux cela dépend j’imagine
de votre désir de savoir jusqu’où le nom est faux c’est un peu comme
un chapeau mettez un chapeau vous vous cachez le visage vous le
mettez dans l’ombre avec un chapeau sur la tête j’aurai l’air
différent je n’aime pas les chapeaux mais je me souviens d’une fois
en 1952 je faisais du stop à travers le pays je m’en souviens
parce que c’est l’année où eisenhower a été élu président donc je
voyageais vers l’ouest sur la route la plus au nord la 10 en
1952 la campagne n’avait pas encore complètement disparu quand la
nuit tombait les routes devenaient sombres on voyait les étoiles
ou bien la lune à moins qu’il n’y ait des nuages alors on ne
voyait plus rien la route était déserte et vous pouviez attendre
longtemps quand vous faisiez du stop la nuit cette année-là j’ai fait
plusieurs voyages dans les deux sens à partir de l’idaho où je
travaillais je passais donc tout près de bismarck north dakota
je ne sais pas à quoi ça ressemble aujourd’hui mais à l’époque c’était
une borne solitaire au milieu d’un état vide je portais un chapeau
j’avais un chapeau sur la tête parce que l’été était chaud et ensoleillé
et que j’essayais de me protéger les yeux contre le soleil c’était
une espèce de chapeau mou complètement usé je l’avais mis en travaillant
pour me défendre des branches nous voyagions ensemble un ami
et moi lui aussi portait un chapeau sur ses cheveux bruns ondulés
un homme a arrêté son camion et nous a offert de monter nous
voici donc sur la route mon ami walter faisant la conversation avec
ce camionneur sympathique qui venait de nous prendre et puis tout à
coup il nous relance pour commencer sans raison apparente il nous dit
que le north dakota c’est le paradis qu’il fait bon y
vivre qu’on apprend à être vif et avisé quand on vit à la porte
du désert ça vous donne le sens de l’observation « je parie
continue-t-il que je peux vous apprendre sur vous des tas de choses
que vous ne croiriez jamais que je sais » « dites un peu »
par exemple je peux vous dire d’où vous êtes de quelle famille vous
venez » « d’accord » « je peux vous dire » annonça-t-il en regardant mon
ami qui était un garçon mince au teint pâle « que vous veniez de new york »
nous admiratifs « comment avez-vous deviné ? lui « à votre accent juif »
sourire de walter qui était d’origine allemande « et moi ? » « vous, vous
êtes d’origine scandinave » « qu’est-ce qui vous fait dire çà » « facile à voir »
« quoi au juste ? » « vous êtes du type allemand aux cheveux blonds mais
trop solidement charpenté pour être allemand » le chapeau sur
mon crâne chauve l’avait semble-t-il égaré modifiait mon type
rendait blonds les sourcils que je n’ai pas sans chapeau j’aurais
eu l’air d’un moine zen avec un monocle à l’œil je serais redevenu
allemand hobereau allemand junker un jour ma femme est allée
à la clinique de la communauté elle était enceinte c’était
dans les années soixante au plus fort des protestations contre
la guerre du vietnam les docteurs suivaient sa grossesse parfois
je l’accompagnais un jour donc nous arrivons là-bas et
l’infirmière à l’accueil me regarde un bon moment puis me dit « vous avez
quelque chose de changé » « quoi ? » vous avez coupé votre barbe » je
n’avais jamais porté de barbe mais je compris tout de suite ce qu’elle
voulait dire je portais des chinos ou levis j’avais des bottes noires
de moto aux pieds elle ne mettait pas de maquillage nous protestions
contre la guerre du vietnam nous étions donc des beatnicks barbus
c’est devenu un terme historique vous ne vous en souvenez peut-être pas tous
c’est comme ça que vous étiez pourtant par la suite ellie
aurait pu devenir hippie une condition pour laquelle je n’étais pas
fait quant à moi avec mes levis mes bottes et mes cheveux
plutôt ras j’avais l’air militaire l’infirmière qui n’avait
retenu distraitement que mes bottes et mes jeans en me regardant plus
complètement ce jour-là et ne voyant pas de barbe
en avait conclu que je l’avais rasée elle m’avait mis un chapeau sur
la tête elle m’avait peut-être toujours mis un chapeau sur la
tête et le jour où elle m’avait vu le quitter elle me l’avait fait
retomber sur la tête alors qu’est-ce que c’est que cette histoire de
chapeau qu’on met sur les choses de la façon dont armajani cache
sa menuiserie américaine sous un chapeau dont nous voyons bien que
c’est un coup de chapeau car nous voyons le chapeau le chapeau
d’armajani pareil à un haut chapeau amish le chapeau de frost pareil à
un chapeau de paille à larges bords qui ne vont ni à l’un ni à l’autre
nous comprenons que ce que le chapeau cache n’est pas
seulement qu’on le porte mais qu’il serve à cacher quelque chose donc
qu’est-ce que ca veut dire que ce coup du chapeau ce hat-trick moi
je considère que ceux qui font cela savent très bien ou croient très bien
savoir ce qu’ils cachent avec ont une idée très claire de ce que
sont la vérité les faits et leurs insuffisances alors
ce qu’ils veulent que vous voyiez ou voir eux-mêmes est quelque chose qui
n’est pas véritablement la vérité c’est peut-être mieux que la
vérité plus intéressant plus amusant peut-être donc
les gens qui font cela doivent avoir le sentiment intime de connaître la
vérité parce qu’il faut être convaincu de connaître la vérité pour
vouloir la cacher avec une métaphore sinon comment sauriez-vous
distinguer la métaphore de la pure et simple vérité comment
savez-vous par exemple que cette salle n’est pas une salle de poésie véritable
sinon parce qu’elle ne fonctionne pas comme une vraie salle de poésie parce
qu’en tant que salle de poésie elle est absurdement impraticable
et ne correspond pas à l’idée que nous nous faisons d’une salle de
poésie quand bien même nous n’en aurions jamais vu ni imaginé
auparavant cette salle ressemble un peu à ces charnières qui en
tant que charnières sont de fausses chatnières je suppose donc qu’on a besoin
sinon d’une image de la vérité du moins d’une image de l’antivérité capable
de servir de chapeau inadéquat je crois qu’au fond tout au
font frost et armajani ont une idée plus claire que moi de ce qu’est
la vérité parce que je ne sais jamais très bien quand je me sers
de métaphores ou de noms faux je crois être assez sûr que le
nom de cette femme n’est pas charlemagne c’est une probabilité quasi
certaine mais qui irait croire que mon fils à moi s’appelle blaise
cendrars quand il était petit nous vivions à solana beach tous
les matins j’avais la même conversation avec un voisin à ce sujet un
certain monsieur canton commissaire priseur en retraite originaire
de montréal tous les matins monsieur canton faisait une petite balade vers
les falaises qui dominent l’océan marchant de sa démarche imposante
de vieillard les mains derrière le dos s’arrêtant pour regarder
le spectacle de la rue ou pour faire la causette avec ses voisins notre
conversation à nous deux se déroulait en français et portait sur
blaise dont il faisait remarquer régulièrement que c’était un enfant
superbe tellement merveilleux si bien élevé avec ça voyons quel est
son nom ? quand je lui répondais « blaise » il me disait avec un
sourire que c’était un nom magnifique qui était le nom du saint qui
protège contre les angines moi je lui faisais remarquer avec un sourire qu’
en fait c’était le nom du grand blaise cendrars le poète français au
bras coupé alors monsieur canton faisait un petit signe de tête
deux ou trois remarques sur le temps puis passait son chemin la
scène se répétait à chaque fois que nous rencontrions monsieur canton dans
sa balade matinale lui me demandant le nom de mon fils moi lui répondant
blaise lui me parlant de saint blaise protégeant contre les angines
moi lui parlant de blaise cendrars le poète français protégeant contre
la dépression ainsi allait notre conversation matinale pour
le plaisir de monsieur canton et pour mon propre plaisir puis un jour
monsieur canton est parti vivre chez ses frères à montréal et a
fini ses jours en paix dans sa famille convaincu que blaise
cendrars n’était pas le véritable nom de mon fils d’ailleurs blaise
serait peut-être tombé d’accord avec lui qui ne veut pas que ses
camarades sachent son prénom intermédiaire sans doute
parce qu’il craint qu’en entendant « cendrars » il ne
comprennent sandra qui n’est pas un nom étranger mais pas un nom de garçon
non plus il nous a d’ailleurs fait savoir qu’en face de ses camarades
et de leurs parents nous devions l’appeler « blaze » au lieu de « blaise »
bien qu’il fasse moins souvent attention à cela ce qui nous a paru acceptable
à ellie et à moi nous l’appelons donc blaze en public toutes les
fois que nous ne l’oublions pas car nous sommes en californie et la
traduction anglaise semble rendre le nom plus lumineux ainsi aux
matches de baseball quand le haut-parleur annonce à l’assistance « au
poste de batteur pour l’équipe de glendal federal l’inter-
cepteur blaze antin » le nom fait briller tout à coup comme une
flamme le nom du poète français qui est le sien et que les gens de san diego
peuvent ainsi prononcer et reconnaître d’ailleurs on pourrait me demander pourquoi
s’il est tellement important de donner les noms justes j’ai donné à ce rejeton
doré de la californie le nom d’un aventurier de la débauche
la réponse étant qu’il n’est pas né en californie qu’il est né à new york
noir comme un petit moricaud avec une espèce de longue barbe de
poils encadrant un petit visage ratatiné qu’il a commencé par ne
pas dormir pendant vingt quatre heures à peine né qu’il ne
ressemblait à personne sauf peut être w c field que sa mère ellie
disait qu’il nous causerait des ennuis comme il ne voulait pas
dormir et qu’il voulait rester éveillé qu’il allait peut-être
bien se lever et s’en aller moi je lui ai dit il a tout l’air du gosse qui
s’embarque à l’âge de seize ans pour aller couvrir la guerre russo-japonaise
nommons-le blaise cendrars en outre c’est le nom du poète le plus
joyeux du vingtième siècle l’un des plus grands poètes français en
tout cas certainement le plus joyeux un modèle de gaieté et donc
plein d’espoir nous l’avons appelé blaise cendrars il ne semble
pas que ç’ait été une métaphore parce qu’un petit enfant n’a pas de nom
il lui faut s’en faire un nous avons fait le pari que ce soit le sien
aujourd’hui il semble que nous ne nous soyons pas trompés il
ressemble de jour en jour davantage à son nom en plus jeune en plus
décontracté style californien – blaze le flambant tout aussi lumineux
peut-être un peu moins chaud il lui reste encore à faire du chemin pour
mériter son nom certes mais regardez blaise cendrars combien de temps
il lui a fallu voyager pour mériter son nom ce nom qu’il s’était
donné à l’hôtel des étrangers après s’être sauvé de sa paisible
demeure suisse il lui a fallu voyager à travers la mandchourie avec
un marchand de carpettes aux états-unis où personne ne sait au juste
ce qu’il a fait à part traîner les pieds à la bibliothèque municipale de
new-york et écrire un poème sur pâques même s’il n’avait fait
que traîner dans cette bibliothèque municipale et dans bryant park il en
aurait tout de même vu davantage sur les états-unis que n’importe quel touriste
parce qu’il reconnaissait la modernité du pays savait des tas de choses sur
les états-unis son étrange fièvre commerciale il a écrit un
livre sur la découverte de l’or bien qu’il ne soit jamais allé en
californie plus tard changeant son mode de travail il est allé
voir des pays lointains et excitants pour écrire dessus ensuite les
faisant paraître plus vrais que nature mais blaise cendrars n’était
pas un écrivain à métaphores du genre de robert frost on peut bien
l’accuser de mentir ici ou là de raconter une histoire
comme il faut qu’elle soit racontée pour être lumineusement claire
blaise cendrars était l’écrivain de la vérité lumineuse et incertaine
bien supérieur à robert frost en ce sens dont le problème
était d’essayer de rendre la vérité poétique pas d’une façon
excentrique mais professionnelle comme si pour lui c’était le métier
du poète parce que quand vous entendez un poème de robert frost vous
savez qu’il ne vous dit pas seulement comment c’est ou comment il
aimerait que ce soit mais le porte à bout de bras pour le faire accéder à
l’étagère littérature
Traduit de l’anglais par Jacques Darras
in, David Antin : « Poèmes parlés [Anthologie] »
Les Cahiers des Brisants (Les cahiers de Royaumont), 1984