Henry Bauchau (1913 – 2012) : Géologie
Géologie
Oh, tu sais quant à toi, que dans le fond
réside le vieux dieu furieux dont assurément
le mieux est de rien dire
PIERRE JEAN JOUVE
Peut-être y a-t-il encore un avenir pour le rire !
NIETZSCHE
1
A Philippe et Anne - Marie Jaccottet
Parfois je me réveille avec un goût d’écorce
en bouche, un goût qui vient de la montée des sèves.
Peut-être ai-je connu un grand bonheur là-haut
et dormi dans la cérémonie des branchages
quand se faisait l’accouplement des eaux du ciel
après l’hiver velu dans le tronc paternel.
Peut-être dans l’enfance ou sa vaine poursuite
peut-être en ce délaissement de la lumière
ai-je entendu cela qui me dit à voix basse :
n’espère plus. Tiens-toi ferme dans le silence.
Alors de rien, ainsi qu’un saut de truite à l’aube
je bondirai dans l’espérance, un bel instant.
Peut-être étant sorti du cercle de la lampe
dormeur, ai-je touché la trame de la nuit.
Peut-être ai-je entendu celle qui m’a guidé
depuis l’eau tendre et maternelle, par les fleuves
du temps griffu, vers le lieu où l’on doit se rendre,
disant : il ne faut plus vouloir. À quoi bon !
Être ou vouloir, telle est la question qui se pose.
Arrête enfin cette machine, si tu veux
entendre l’être et l’épouser aux très profondes
noces. Alors dans cette aire bien nettoyée
vide et sans rien que les beaux présents de la terre
les forêts deviendront la volonté de l’arbre.
2
Ni espérance, ni vouloir, je m’y efforce.
Je m’efforce sans m’efforcer, pour être au monde
n’y étant pas, ainsi que veut je crois saint Paul.
Il est d’accord avec cette chose que j’appelle
ma voie. (Ne sachant comment la nommer. Dieu est
trop beau pour moi. Le mot a servi trop de maîtres
et la chose est si sourde et pourtant si neuve.)
Ainsi je sonde le silence et parfois trouve
mais plus souvent j’échoue et m’efforçant m’essouffle.
J’ai eu pourtant mes jours de liberté dans l’herbe
et j’ai vu l’âme sur un fil, elle dansait.
3
On lit dans le Livre des Mutations : modeste
est le chemin de l’unité. Modeste et riche
comme un passage de troupeaux, comme un poème
qui s’éloigne sous la cloche des transhumances.
Lisant je me disais : Il faut écrire ainsi
presque au point de se taire. Est-il bien nécessaire
de convoquer tant de beaux mots à ton mariage
avec la nuit ? A tes examens d’inconscience
et ce coupage quotidien de vin nocturne
et d’eau ? L’homme avec la terre dans le poème
fait-il oeuvre de musicien ou le fécond
est-il entre les mots un être de silence ?
La voix répond : Il n’y a rien de nécessaire
sauf être là, à chaque instant, de plus en plus.
4
Ainsi je vais vers l’unité, guidé de signes
et de songes, réfléchissant sur les rencontres
essayant d’écouter ce qui n’a pas de voix
et d’entrevoir, entre les fentes du réel
ce qui regarde sans regard. Je vis le long
de jours très lents, tissés d’attente. Un torrent coule.
Va-t-il plonger dans l’autre dimension du temps
où nos années seront instants de millénaires ?
Durant ces grands pèlerinages de la pierre
glissant du ciel et délitée par l’innombrable
épanchement des eaux, sans fin des courants grondent :
descendre, il faut descendre vers la plaine
et s’écouler au sein de l’élément qui coule
jusqu’à l’effusion de la mer et des hommes.
Je vis dans ce torrent et j’entends les montagnes
en mots de sourds, la nuit soupirer leur langage
immobile. je sens que je pourrai l’apprendre
si j’écoutais assez de temps, et qu’on pourrait
parler à voix de roche et de silence d’herbe
si l’on pouvait garder son souffle assez longtemps.
Tout est trop vif en nous et nos respirations
sont trop légères pour le cœur des vieux guerriers.
Il est, dans leurs poumons, cloche des solitudes,
patience de grands corps assemblés dans la chaîne,
assurance dans les genoux. Là-haut les têtes,
passages d’ailes, cris du vent, les têtes règnent.
5
Si la musique est sa vaillance, est-ce que l’homme
ne devrait pas donner une réponse claire
à la question du temps ? Car la douleur travaille
aussi les monts, or ils affrontent mieux que nous
l’irrémédiable. non par le souci, mais par
l’aisance et la simplicité dans la lumière.
Assaillis par le temps on les entend qui parlent
comme de vieux soldats harassés par la guerre
parlent des jours où leur devoir aura sa fin.
Un jour ils s’étendront, pesants, contre la terre
sur le sein maternel sans résistance au vent.
Un jour ils plongeront leurs bras dans la matière
vers le cœur paternel et la roche la plus lourde.
Toutes les chaînes se défont. Les sœurs en ruine
descendent lentement vers la grande Commune
des plaines. Sous les clairières de leurs mariages,
sous le règne et dans les décadences de la pierre
on retrouve brûlants les stigmates du feu.
La profonde matière a fait d’étranges rêves
avec le feu. Mais les montagnes dans l’espace
qui se ruaient en combattant. – cavales blanches
au bord du gouffre où piétinait la chose noire –
ce rêve fut celui d’une vie plus puissante
et fut conçu dans le bonheur des continents
qui s’en allaient à la dérive et qui s’aimaient.
Quel est le sens encor dormant dans les montagnes ?
Est-ce l’espoir ? L’autre terme d’un dialogue
écrit jadis avec le feu de leurs entrailles ?
Dans leur artillerie de soleils, que crient-elles ?
Que crient-elles si haut que je ne puis l’entendre ?
6
Quel souffle a fait ce cri de lances, de superbe ?
Dans les grands cerfs blessés la danse des odeurs
veut que l’amour du monde, en flammes déployées,
s’anéantisse après des fatigues heureuses.
Mourir est long. Plus long de naître au jour griffu
et de quitter l‘aveugle obéissance tendre
où l’on dormait dans la nuit bonne, sans vouloir.
Je vis d’être chassé mais ma révolte est grande.
J’étouffe donc je suis, je crie, je suis au monde.
O ma mère qui m’a effrayé, je te quitte,
Pour oublier ton goût des limbes, il me faut
l’univers. Et mourir.
7
La terre vit le règne enflammé du pollen
au passage des vents qui s’étreignent dans l’herbe.
Comme il plante la joie d’exister, comme il creuse
le sillage des mots qui plongent, qui reviennent
brûlés de sel, ayant connu l’amour étrange
de l’histoire. Et c’est vrai que j’aime trop l’aventure
des mots qui ont du sang, qui ont franchi la mer
pour s’enrichir dans d’immenses pays perdus
lorsque la vie était plus lourde et plus sonore.
Nous ne vivons qu’à mi-hauteur, des vies étroites
d’anciens chômeurs qui auraient crainte à vivre trop.
On dirait que l’on cherche à se faire oublier,
mais de qui ? On dirait que nous sommes coupables.
Peut-être existons-nous pour quelqu’un. Mais pour qui ?
Regarde, dit la voix, si quelqu’un rit là-haut ?
Si c’est le rire avant-coureur dans la montagne
l’amour va se lever comme la couleur rouge.
8
Qu’est-ce que la lumière ? Un humour de la terre
qui riant de lui-même et de tout me dirait :
cheval, cheval, tu te prends pour le cavalier
mais ce désespoir que tu mâches, c’est le mors
qui va vous guider, enfants nerveux, à la légère
ainsi qu’abeilles vers le miel.
Or la lumière
suscite l’ombre et dans cette ombre est noir désir
du noir, obscurité du sexe obscur, ferrailles
des rêves lourds, perdus dans les fourrés du pauvre
près des rayons tordus de la roue disloquée.
Si j’aime, j’aime tout ! Non dans la transparence
mais sur le sol et pour la danse mammifère
dans le règne animal. Germes, graines, semences
en feu des étalons, cycles de la lumière,
montées du lait. Terre enceinte de rut énorme,
innocence de ses enfants, poids de l’oiseau
qui plonge dans le ciel, liberté souveraine.
9
Je vis le long des jours très lents. Un torrent coule.
Il va du temps à l’autre dimension du cœur
où s’en vont ceux qui ont suivi la profondeur.
Car le fond seul est véritable à notre attente.
Là couchent les anciens trésors, dans des dortoirs
d’algues, des reposoirs où l’Atlante prépare
leur émersion, par les obscurs chemins dormants
de ses immenses théologies sous-marines.
C’est là que, revenant de la nuit, mon scaphandre
a retrouvé l’inconnue folle des coquilles.
Visions des mondes engloutis, débris cruels
vont animer nos feux de forge et de pulsion.
10
L’oiseau de mai me lance un cri bref, aussi pur
que l’herbe des poulains au bord des eaux naïves.
Car l’âme habite au paysage de l’enfance
et ne peut le quitter sans vieillir. Qu’ai-je fait ?
Où est ma paix ? Où sont les matins d’excellence,
l’enfant pieux portant son Dieu dans la gaieté
comme une odeur de foin ,la cerise à l’oreille ?
La saison bouge et je fais l’arbre, je m’étire
au creux du sol et dans le ciel. Eros est là
dans la racine aveugle où je buvais sans voir
l’amour exquis du temps que la mort ensauvage.
Amour et mort noués dans le même arbre, fait
immortel par le gland, le beau planteur qui plante
la force vive au sein de la rose réelle.
Moi qui sonde la sève sous bois, je demeure
l’écolier du roncier rouge de nouveaux sens,
l’ouvrier du langage et l’ émondeur qui taille
dans l’épaisseur des mots la jeunesse du verbe.
Je dispense la vie si les mots sont des actes
mais leur ambiguïté brûlante me déchire.
J’aime qui me dévore, je brûle, je suis cendres
je me consume de chagrins, je perds mes feuilles
et cette odeur de mort à mes pieds, qui pourrit,
ce sont mes fruits tombés ; d’autres iront peut-être
nourrir en d’autres lieux gens d’un autre lignage.
Viendra l’hiver et je ferai dans les campagnes
gestes d’aveugle avec mes branches effrayées
de sentir dans le rétrécissement du froid
la mort de l’écureuil où dormait sa chaleur.
11
Tout est destin dans nos durées de courte paille.
Tout est question, même si Dieu répond en somme.
Mais dans la vraie durée, dans l’impensable espace
quelle image fait face et répond à l’énigme ?
Qui pose la question du monde ? Et qui l’écoute ?
12
J’écoute s’insurger la question passionnée
l’insomnieuse qui guette et qui rit sans gaieté.
Car si vivre n’est pas vouloir, mais consentir
à son destin, quelle est la force qui désire
avec ce visage de dieu, ces mains de terre
en travail, ce corps qui sentait le roncier ? Qu’est-ce
que ce puissant bonheur dans cet amer chagrin ?
Alors celle qui fut blessée de connaissance,
alors comme on se tait, comme une eau qui consent
la voix répond : je suis désir et non vouloir,
en tout j’épanouis l’énergie des contraires.
Ils s’aiment par les yeux. Regarde, ils se rassemblent
grands oiseaux migrateurs électrisés d’orages.
Dans ces corps frémissants des âmes se contemplent
et tu voudrais les contenir ! pourquoi choisir
d’être ce qui contient ? quand tout est vain, sinon
sans fin, d’être sans fin contenu dans plus d’être.
J’écris le long du jour très vieux mes verbes lents.
Tout rajeunit en s’écoulant, tout se conjugue
et le torrent demeure. Ai-je bien écouté ?
J’entre dans le courant, je m’enfonce, je nage.
Survient que ne comprenant plus, je suis compris.
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Géologie (1950 – 1957)
Editions Gallimard, 1958
Du même auteur :
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