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Le bar à poèmes
10 janvier 2018

Henry Bauchau (1913 – 2012) : Géologie

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Géologie

 

Oh, tu sais quant à toi, que dans le fond

réside le vieux dieu furieux dont assurément

 le mieux est de rien dire

                                                                                                                                                                                                        PIERRE JEAN JOUVE

 

Peut-être y a-t-il encore un avenir pour le rire !

NIETZSCHE

1

A Philippe et Anne - Marie Jaccottet

 

Parfois je me réveille avec un goût d’écorce

en bouche, un goût qui vient de la montée des sèves.

Peut-être ai-je connu un grand bonheur là-haut

et dormi dans la cérémonie des branchages

quand se faisait l’accouplement des eaux du ciel

après l’hiver velu dans le tronc paternel.

Peut-être dans l’enfance ou sa vaine poursuite

peut-être en ce délaissement de la lumière

ai-je entendu cela qui me dit à voix basse :

n’espère plus. Tiens-toi ferme dans le silence.

Alors de rien, ainsi qu’un saut de truite à l’aube

je bondirai dans l’espérance, un bel instant.

Peut-être étant sorti du cercle de la lampe

dormeur, ai-je touché la trame de la nuit.

Peut-être ai-je entendu celle qui m’a guidé

depuis l’eau tendre et maternelle, par les fleuves

du temps griffu, vers le lieu où l’on doit se rendre,

disant : il ne faut plus vouloir. À quoi bon !

Être ou vouloir, telle est la question qui se pose.

Arrête enfin cette machine, si tu veux

entendre l’être et l’épouser aux très profondes

noces. Alors dans cette aire bien nettoyée

vide et sans rien que les beaux présents de la terre

les forêts deviendront la volonté de l’arbre.

2

Ni espérance, ni vouloir, je m’y efforce.

Je m’efforce sans m’efforcer, pour être au monde

n’y étant pas, ainsi que veut je crois saint Paul.

Il est d’accord avec cette chose que j’appelle

ma voie. (Ne sachant comment la nommer. Dieu est

trop beau pour moi. Le mot a servi trop de maîtres

et la chose est si sourde et pourtant si neuve.)

Ainsi je sonde le silence et parfois trouve

mais plus souvent j’échoue et m’efforçant m’essouffle.

J’ai eu pourtant mes jours de liberté dans l’herbe

et j’ai vu l’âme sur un fil, elle dansait.

3

On lit dans le Livre des Mutations : modeste

est le chemin de l’unité. Modeste et riche

comme un passage de troupeaux, comme un poème

qui s’éloigne sous la cloche des transhumances.

Lisant je me disais : Il faut écrire ainsi

presque au point de se taire. Est-il bien nécessaire

de convoquer tant de beaux mots à ton mariage

avec la nuit ? A tes examens d’inconscience

et ce coupage quotidien de vin nocturne

et d’eau ? L’homme avec la terre dans le poème

fait-il oeuvre de musicien ou le fécond

est-il entre les mots un être de silence ?

La voix répond : Il n’y a rien de nécessaire

sauf être là, à chaque instant, de plus en plus.

4

Ainsi je vais vers l’unité, guidé de signes

et de songes, réfléchissant sur les rencontres

essayant d’écouter ce qui n’a pas de voix

et d’entrevoir, entre les fentes du réel

ce qui regarde sans regard. Je vis le long

de jours très lents, tissés d’attente. Un torrent coule.

Va-t-il plonger dans l’autre dimension du temps

où nos années seront instants de millénaires ?

Durant ces grands pèlerinages de la pierre

glissant du ciel et délitée par l’innombrable

épanchement des eaux, sans fin des courants grondent :

descendre, il faut descendre vers la plaine

et s’écouler au sein de l’élément qui coule

jusqu’à l’effusion de la mer et des hommes.

Je vis dans ce torrent et j’entends les montagnes

en mots de sourds, la nuit soupirer leur langage

immobile. je sens que je pourrai l’apprendre

si j’écoutais assez de temps, et qu’on pourrait

parler à voix de roche et de silence d’herbe

si l’on pouvait garder son souffle assez longtemps.

Tout est trop vif en nous et nos respirations

sont trop légères pour le cœur des vieux guerriers.

Il est, dans leurs poumons, cloche des solitudes,

patience de grands corps assemblés dans la chaîne,

assurance dans les genoux. Là-haut les têtes,

passages d’ailes, cris du vent, les têtes règnent.

5

Si la musique est sa vaillance, est-ce que l’homme

ne devrait pas donner une réponse claire

à la question du temps ? Car la douleur travaille

aussi les monts, or ils affrontent mieux que nous

l’irrémédiable. non par le souci, mais par

l’aisance et la simplicité dans la lumière.

Assaillis par le temps on les entend qui parlent

comme de vieux soldats harassés par la guerre

parlent des jours où leur devoir aura sa fin.

Un jour ils s’étendront, pesants, contre la terre

sur le sein maternel sans résistance au vent.

Un jour ils plongeront leurs bras dans la matière

vers le cœur paternel et la roche la plus lourde.

 
 

Toutes les chaînes se défont. Les sœurs en ruine

descendent lentement vers la grande Commune

des plaines. Sous les clairières de leurs mariages,

sous le règne et dans les décadences de la pierre

on retrouve brûlants les stigmates du feu.

La profonde matière a fait d’étranges rêves

avec le feu. Mais les montagnes dans l’espace

qui se ruaient en combattant. – cavales blanches

au bord du gouffre où piétinait la chose noire –

ce rêve fut celui d’une vie plus puissante

et fut conçu dans le bonheur des continents

qui s’en allaient à la dérive et qui s’aimaient.

Quel est le sens encor dormant dans les montagnes ?

Est-ce l’espoir ? L’autre terme d’un dialogue

écrit jadis avec le feu de leurs entrailles ?

Dans leur artillerie de soleils, que crient-elles ?

Que crient-elles si haut que je ne puis l’entendre ?

6

Quel souffle a fait ce cri de lances, de superbe ?

Dans les grands cerfs blessés la danse des odeurs

veut que l’amour du monde, en flammes déployées,

s’anéantisse après des fatigues heureuses.

Mourir est long. Plus long de naître au jour griffu

et de quitter l‘aveugle obéissance tendre

où l’on dormait dans la nuit bonne, sans vouloir.

Je vis d’être chassé mais ma révolte est grande.

J’étouffe donc je suis, je crie, je suis au monde.

O ma mère qui m’a effrayé, je te quitte,

Pour oublier ton goût des limbes, il me faut

l’univers. Et mourir.

7

La terre vit le règne enflammé du pollen

au passage des vents qui s’étreignent dans l’herbe.

Comme il plante la joie d’exister, comme il creuse

le sillage des mots qui plongent, qui reviennent

brûlés de sel, ayant connu l’amour étrange

de l’histoire. Et c’est vrai que j’aime trop l’aventure

des mots qui ont du sang, qui ont franchi la mer

pour s’enrichir dans d’immenses pays perdus

lorsque la vie était plus lourde et plus sonore.

Nous ne vivons qu’à mi-hauteur, des vies étroites

d’anciens chômeurs qui auraient crainte à vivre trop.

On dirait que l’on cherche à se faire oublier,

mais de qui ? On dirait que nous sommes coupables.

Peut-être existons-nous pour quelqu’un. Mais pour qui ?

Regarde, dit la voix, si quelqu’un rit là-haut ?

Si c’est le rire avant-coureur dans la montagne

l’amour va se lever comme la couleur rouge.

8

Qu’est-ce que la lumière ? Un humour de la terre

qui riant de lui-même et de tout me dirait :

cheval, cheval, tu te prends pour le cavalier

mais ce désespoir que tu mâches, c’est le mors

qui va vous guider, enfants nerveux, à la légère

ainsi qu’abeilles vers le miel.

                                               Or la lumière

suscite l’ombre et dans cette ombre est noir désir

du noir, obscurité du sexe obscur, ferrailles

des rêves lourds, perdus dans les fourrés du pauvre

près des rayons tordus de la roue disloquée.

 

Si j’aime, j’aime tout ! Non dans la transparence

mais sur le sol et pour la danse mammifère

dans le règne animal. Germes, graines, semences

en feu des étalons, cycles de la lumière,

montées du lait. Terre enceinte de rut énorme,

innocence de ses enfants, poids de l’oiseau

qui plonge dans le ciel, liberté souveraine.

9

 Je vis le long des jours très lents. Un torrent coule.

Il va du temps à l’autre dimension du cœur

où s’en vont ceux qui ont suivi la profondeur.

Car le fond seul est véritable à notre attente.

Là couchent les anciens trésors, dans des dortoirs

d’algues, des reposoirs où l’Atlante prépare

leur émersion, par les obscurs chemins dormants

de ses immenses théologies sous-marines.

C’est là que, revenant de la nuit, mon scaphandre

a retrouvé l’inconnue folle des coquilles.

Visions des mondes engloutis, débris cruels

vont animer nos feux de forge et de pulsion. 

10

L’oiseau de mai me lance un cri bref, aussi pur

que l’herbe des poulains au bord des eaux naïves.

Car l’âme habite au paysage de l’enfance

et ne peut le quitter sans vieillir. Qu’ai-je fait ?

Où est ma paix ? Où sont les matins d’excellence,

l’enfant pieux portant son Dieu dans la gaieté

comme une odeur de foin ,la cerise à l’oreille ?

La saison bouge et je fais l’arbre, je m’étire

au creux du sol et dans le ciel. Eros est là

dans la racine aveugle où je buvais sans voir

l’amour exquis du temps que la mort ensauvage.

 Amour et mort noués dans le même arbre, fait

immortel par le gland, le beau planteur qui plante

la force vive au sein de la rose réelle.

Moi qui sonde la sève sous bois, je demeure

l’écolier du roncier rouge de nouveaux sens,

l’ouvrier du langage et l’ émondeur qui taille

dans l’épaisseur des mots la jeunesse du verbe.

 

Je dispense la vie si les mots sont des actes

mais leur ambiguïté brûlante me déchire.

J’aime qui me dévore, je brûle, je suis cendres

je me consume de chagrins, je perds mes feuilles

et cette odeur de mort à mes pieds, qui pourrit,

ce sont mes fruits tombés ; d’autres iront peut-être

nourrir en d’autres lieux gens d’un autre lignage.

Viendra l’hiver et je ferai dans les campagnes

gestes d’aveugle avec mes branches effrayées

de sentir dans le rétrécissement du froid

la mort de l’écureuil où dormait sa chaleur. 

11

Tout est destin dans nos durées de courte paille.

Tout est question, même si Dieu répond en somme.

Mais dans la vraie durée, dans l’impensable espace

quelle image fait face et répond à l’énigme ?

Qui pose la question du monde ? Et qui l’écoute ?

12

J’écoute s’insurger la question passionnée

l’insomnieuse qui guette et qui rit sans gaieté.

Car si vivre n’est pas vouloir, mais consentir

à son destin, quelle est la force qui désire

avec ce visage de dieu, ces mains de terre

en travail, ce corps qui sentait le roncier ? Qu’est-ce

que ce puissant bonheur dans cet amer chagrin ?

Alors celle qui fut blessée de connaissance,

alors comme on se tait, comme une eau qui consent

la voix répond : je suis désir et non vouloir,

en tout j’épanouis l’énergie des contraires.

Ils s’aiment par les yeux. Regarde, ils se rassemblent

grands oiseaux migrateurs électrisés d’orages.

Dans ces corps frémissants des âmes se contemplent

et tu voudrais les contenir ! pourquoi choisir

d’être ce qui contient ? quand tout est vain, sinon

sans fin, d’être sans fin contenu dans plus d’être.

 

J’écris le long du jour très vieux mes verbes lents.

Tout rajeunit en s’écoulant, tout se conjugue

et le torrent demeure. Ai-je bien écouté ?

J’entre dans le courant, je m’enfonce, je nage.

Survient que ne comprenant plus, je suis compris.

 .....................................................................  

Géologie (1950 – 1957)

Editions Gallimard, 1958

 

Du même auteur :  

Caste des guerriers (10/01/2018)

Tombeau pour des archers (10/01/2020)

L’escalier bleu (10/01/2021)

La Chine intérieure (09/01/2022)

La maison du temps (10/01/2023)

La sourde oreille ou le rêve de Freud (10/01/2024)

 

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